Le crime du Chevalier Dupin – Episode15

Epilogue

– C’était une illusion… La maison n’est pas à Baltimore, n’est-ce pas ? demandai-je quand le chevalier eut conclu son récit.

– Non, elle était ici. Elle l’est encore. Je n’aurais pas cru que votre première question, après une telle histoire, eu été d’ordre géographique.

Nous marchions sur les quais de la Seine. Le chevalier avait galamment passé son bras sous le mien. Ses yeux demeuraient fixés sur Notre-Dame qui s’élevait majestueusement sur l’île de la Cité. Le pont de la Tournelle, derrière nous, jetait une obscurité sur nos pas comme l’ombre de cette terrible aventure, de ce terrible crime.

– Je pose cette question parce que la réponse à l’autre est tellement évidente.

– Vous êtes donc de l’avis de ce bon docteur Snodgrass ?

– En quelque sorte.

Je laissai les mots flotter dans l’air. Un banc accueillant nous attendait sous les arbres. Je le désignai à mon compagnon et nous nous y installâmes. J’avais l’impression de marcher depuis des heures – c’est sûrement ce que nous avions fait depuis que nous étions sorti du cabinet de lecture au crépuscule.

– Vous n’étiez pas un Mythe, chevalier. Pourtant Edgar Poe pouvait manipuler votre destin dès l’instant où il a commencé à mettre par écrit vos confidences. Pourquoi alors n’auriez-vous pas pu faire de même et influencer son sort ?

Le chevalier sourit, ses yeux d’or semblaient briller dans la lumière douce des réverbères.

– Vous devinez juste, ma chère. Poe m’avait changé. Mythe naissant, il pouvait manipuler ma réalité… Quand le chat est apparu, personnage terrible sorti de son imaginaire, j’ai compris que je pouvais l’entrainer dans mon esprit, dans mes souvenirs.

– Vous avez créé une illusion qui l’a possédé, et l’a dévoré.

Dupin hocha la tête avec tristesse.

– J’avais compris que nous ne pouvions continuer à exister tous les deux. Et malgré ma vie déjà longue, je ne voulais pas périr. Je peux témoigner que l’instinct de survie ne s’étiole ni avec les années, ni avec les siècles… Je ne pouvais pas devenir un monstre non plus. Je pense que vous avez deviné ma nature. Je l’ai domestiquée, je l’ai dressée comme on le fait d’un animal sauvage, je ne pouvais permettre à Poe de me faire devenir ce que j’avais décidé de n’être jamais…

– Et pourtant, d’une certaine façon, il y a réussi.

Le chevalier me gratifia d’un sourire où perçait toute l’ironie de son aventure.

– Oui, je l’ai tué. Je n’ai pas plongé de poignard dans son cœur, mais l’entraîner dans mon propre conte a dévoré ses forces vitales, a hâté une fin qui s’annonçait déjà. Je lui ai volé quelques années, mais le mystère de sa mort passionne toujours, et il a la gloire éternelle qu’il désirait plus que la vie même…

Je laissai passer quelques instants en silence, méditant ces paroles que le chevalier se répétait souvent pour étouffer sa culpabilité. Cependant, je devais m’avouer que ses arguments sonnaient justes. Peut-être Poe aurait-il écrit encore quelques merveilles, mais qui pouvait dire qu’il n’avait pas déjà offert au monde son grand-œuvre ? Cette mort mystérieuse avait créé autour du poète une aura de mystère qu’il n’aurait pas acquis en s’endormant paisiblement dans son lit. Cette mort avait ouvert la voie à une renommée qu’il n’avait pas de son vivant… Une mort esthétique qui avait engendré le mythe du génie maudit…

Je regardais Dupin à la lueur douce des étoiles et des réverbères du pont. Il resterait pour des siècles et des siècles, l’éternité peut-être, la créature de Poe même si d’autres écrivains avaient tenté de prendre sa suite…

– Les Mythes ne meurent pas, leurs créateurs si, conclus-je. Il faut donc leur souhaiter la plus grandiose fin qui soit.

Fin ? …

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Le crime du chevalier Dupin – Episode 14

La mort du poète

3 octobre

L’homme tituba vers Walker. Joseph Walker était un homme bon qui avait de la charité, même pour les ivrognes. Il se plaça dans la trajectoire de l’inconnu pour lui éviter une chute aussi douloureuse qu’infamante. Gunner’s Hall était à deux pas, le pauvre hère devait venir de là. Joseph Walker lança un regard circulaire vers la rue, mais elle était déserte. L’homme s’accrochait à lui, attitude inhabituelle chez un soiffard qui repousse plutôt les obstacles sur sa route en maugréant et en jurant. Walker révisa donc son jugement, d’autant plus que l’homme ne sentait pas l’alcool.

– Vous vous sentez mal ? demanda-t-il, plein de commisération.

– Snodgrass, bafouilla l’inconnu en se dressant pour parler à l’oreille de Walker qui eut le courage de ne pas reculer. Appelez le docteur.

– Quel docteur ? demanda Jo qui considérait maintenant l’apparence de son interlocuteur.

Il avait l’air d’un habitant des rues. Ses vêtements étaient de mauvaise coupe, salis, déchirés. Ses chaussures menaçaient de l’abandonner et son chapeau – car il avait un chapeau en feuilles de palmier – n’était plus que l’ombre d’un couvre-chef, en lambeaux.

– Le docteur Snodgrass… Il pourra m’aider. Je vous en prie, monsieur. Mon nom est Edgar Allan Poe.

Walker comprit brusquement que sous la défroque du clochard, il y avait un homme de condition en perdition, quelle que soit cette perdition. Il le conduisit à l’intérieur de la taverne et griffonna un message à l’adresse du docteur dont il découvrit sans peine l’adresse. Le praticien et un homme distingué arrivèrent rapidement et conduisirent Poe au Washington College Hospital. Joseph W. Walker ne sut que bien plus tard que cet homme aux apparences de miséreux pris de boisson était un homme de lettres reconnu.

Le poète courait dans une rue sans fin. Il courait, à bout de souffle, puisant dans ses ultimes ressources, pour échapper à son bourreau. Il entendait ses pas, si lents, si calmes, qui ne disparaissaient pas malgré la frénésie de sa fuite. Il était enfermé dans un de ses propres contes horrifiques au dénouement funeste. Il n’osait se retourner, les pas l’informaient bien assez. Il courait dans cette rue crépusculaire et désertée. Il courait parmi des ombres menaçantes jetées par les réverbères, parmi les gravats de maisons en ruine, parmi les ornières de route défoncées. Comment pouvait-il ne pas tomber ?

C’était un rêve. C’était un cauchemar, une illusion dont il ne se réveillait pas. Dupin était toujours derrière lui, ses pas résonnants comme le glas, lugubre et clair.

Il entendait aussi des voix, des murmures qui l’appelaient, voulait le rassurer. Il tentait de leur demander de l’aide, sans y parvenir. Le décor défilait, toujours le même, rue sans fin qui serait son tombeau.

– Il est mort sans reprendre conscience, cher collègue. Je doute de pouvoir expliquer ce qui lui est arrivé, encore moins sa fin…

Le docteur Snodgrass était installé dans le bureau du chef du service où Edgar Poe avait passé les derniers jours de sa vie dans un état de délite constant. Snodgrass écoutait son confrère lui exposer sa théorie sur la mort de l’écrivain.

– Un de mes jeunes assistants, un garçon très prometteur, m’a fait quelques remarques intéressantes. Pour lui, votre ami a été victime d’une violence énorme, non pas une violence physique – les marques sur son corps résultent vraisemblablement d’une chute – non pas physique, mais morale.

– Voulez-vous dire qu’il est mort de peur ? demanda Snodgrass, incrédule.

Le chef de service eut un geste de modération, comme s’il sentait qu’il s’était peut-être un peu trop clairement prononcé.

– Ce n’est pas aussi simple. Je pense que la douleur morale a été si intense que tout son système nerveux, déjà très endommagé ces dernières années, a abdiqué. La tension a été trop forte, le corps s’est comporté comme s’il avait été victime d’un choc physique, les fonctions vitales se sont épuisées et ont cédé.

– Il est donc mort de peur, répéta le docteur Snodgrass d’un ton sans réplique.

A Suivre …

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le crime du chevalier Dupin – Episode 10

La Tombe du Chevalier

Sous la lumière étincelante de la lune, on distinguait parfaitement les caractères gravés dans la pierre.

Charles A. Dupin

Aucune date, aucun message d’amour. Seulement ce nom que Poe croyait avoir inventé.

– Ils m’ont renié par omission.

Poe fit volte-face à ce murmure. Dupin était près des autres tombes, au milieu des hautes herbes, comme s’il venait brusquement de sortir de terre, comme un mort-vivant…

– Charles, mon père, énuméra-t-il en désignant d’abord la tombe la plus imposante, mais aussi la plus délabrée. Ma mère et à sa gauche, mon frère ainé et son épouse à sa droite. Leur fille est ici, dans cette petite tombe, et ma soeur cadette est à côté d’elle. Elle m’aimait tant, pourtant elle fut la première à m’abandonner…

Poe avait reculé de quelques pas, malgré lui. Il vint butter contre le mur du jardin, haut, impénétrable, qui créé cet ilot du passé dans la moderne Baltimore. Il se rendit compte qu’il n’entendait aucun son, que le silence était total, comme s’il se trouvait dans un autre univers.

– Que vous m’abandonniez aussi, Allan, je peux l’accepter. Je ne suis qu’une pauvre créature maudite par ceux qui l’ont aimé et par tous les autres. Je voulais seulement briller un peu grâce à vous…

– Que s’est-il passé ? demanda l’écrivain, malgré lui.

Il avait terriblement peur de ce qu’il venait d’apprendre et de ce qu’il allait découvrir, mais il devait absolument savoir, comme un moribond désir l’ultime verre d’eau qui ne le soulagera pourtant pas.

– Vous voulez vraiment comprendre, Edgar ? Je suppose que je ne coure pas grand risque à vous raconter mon histoire.

Le chevalier était étrange, bien plus étrange qu’à l’ordinaire. Poe sentait sa douleur quand il posait les yeux sur les six tombes. Pourtant, il n’avait préservé que la sienne… Il y avait de la haine dans cette douleur, mais aussi une jubilation mal dissimulée et hors de propos.

– Mon histoire… murmura le chevalier, ses yeux d’or brillants comme jamais. Je n’étais que le second fils, le droit d’ainesse prévalait. Mais mon frère, ma mère, ma  soeur m’adoraient tant que je me moquais bien de ne pas avoir la préférence auprès de mon père, de ne pas avoir d’autre titre que celui de chevalier, de n’avoir aucune espérance de fortune. Pour ma mère, ma soeur et ma nièce, j’étais le chevalier blanc, le plus hardi des frères malgré mon apparence débile, chétive, le plus rusé… J’ai joué nombre de tours pendables dans mon enfance sans jamais me faire prendre… Que n’ai-je pris comme douceur dans les cuisines ou au verger ? Et quand bien même je n’étais que soupçonné, ce n’était qu’indulgence à mon encontre. J’étais l’ange à qui l’on passe ses pires caprices… Mais je m’égare dans le bonheur, alors que c’est la période sombre de mon existence qui vous intéresse, n’est-ce pas, Edgar?

L’écrivain réalisa que pour la troisième fois, le chevalier l’appelait par son prénom. Il ne s’était jamais permis cette familiarité alors que Poe lui en avait fait l’offre à maintes reprises auparavant. Dupin s’était rapproché de la tombe renversée de son père. Il eut un geste, comme pour la redresser, mais se ravisa. Peut-être était-ce à cause des ronces qui la recouvraient, peut-être était-ce pour le symbole.

– Dans ma vingt-troisième année, je brillais en société. Notre famille avait l’aisance et le respect. Je courtisais une jeune fille charmante qui ne repoussait pas mes avances. Le prestige du nom m’offrait la perspective d’un beau mariage malgré ma pauvreté de cadet. Ma vie était toute tracée, j’épouserai ma tendre amie, je donnerai de nombreux cousins à ma chère nièce qui avait alors sept ans et ne devait jamais atteindre huit ans… Comme elle, je ne devais jamais voir ma vingt-quatrième année, où plutôt, mes vingt trois ans n’auraient jamais de fin.

Poe sentait ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Avait-il totalement perdu le contrôle de son personnage qui s’était créé seul une vie propre ? Non, c’était l’autre alternative, la plus effrayante. Ces lieux étaient apparus à Baltimore comme par enchantement, par la volonté de Dupin qui n’était pas, n’avait jamais été celle du poète.

– Ma pauvre nièce, continuait Dupin, c’était la plus belle enfant qui soit. Nous partagions ces étranges yeux de bronze alors que mes parents, mon frère et ma soeur avaient les yeux noirs. Peut-être étions nous marqués, était-ce là notre malédiction. Jeanne était un second moi-même. Aussi habile à se faire aimer, aussi douée pour obtenir ce qu’elle désirait. Elle avait une santé solide depuis sa naissance, jamais malade, toujours rose et joyeuse… Jusqu’à cette soirée où je la trouvai ici, ici où elle devait être enterrée peu de temps après. J’étais sorti fumer. Il était tard et je marchais au hasard dans la douceur d’une nuit de mai. Mes pensées étaient à mille lieues de Jeanne que j’avais couchée en compagnie de sa mère et de sa nourrice des heures plus tôt. Et pourtant, elle était étendue au bord du bassin dont on aperçoit encore les vestiges à votre gauche, forme pâle et lunaire dans sa chemise de nuit détrempée. Qu’elle était frêle… une poupée de porcelaine abandonnée par une enfant capricieuse. Je me penchais pour la prendre dans mes bras, la ramener à la maison, mais je sentis une présence. En me retournant, je distinguai une ombre pendant un instant, juste une silhouette, qui disparut si vite que je fus certain d’être victime de mon imagination. Mon coeur qui cognait comme le marteau de Thor dans ma poitrine, ma respiration affolée me faisaient voir des démons. Je saisis Jeanne, si légère, si inconsistante, et je me précipitai vers la maison en appelant. Ce fut l’affolement, on alla chercher le médecin à la hâte. L’enfant ne reprenait pas conscience, elle respirait péniblement, elle était glacée. Comment était-elle sortie ? Pourquoi personne ne l’avait vu ? Que lui était-il arrivé ? Tant de questions qu’on posa dans l’angoisse sans trouver la moindre réponse.

A Suivre …

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le crime du chevalier Dupin – Episode 8

 

Le Bonheur par le crime…

Trente-et-un décembre.

Le bonheur, encore une fois, s’était refusé à lui. Poe regardait brûler la lettre de Mrs Whitman – plus jamais Sarah pour lui – la lettre où elle lui annonçait sèchement que leurs fiançailles n’étaient plus que cendres, qu’elle n’unirait pas son destin à un être d’une telle dépravation, sans parole. Elle avait joint à sa note la raison de la rupture. Cette lettre-ci, Poe la gardait dans son poing serré. Il n’avait eu qu’à poser les yeux dessus pour en reconnaitre l’écriture. Cette missive anonyme pour Mrs Whitman, pour Maria, pour Mrs Show, ne l’était pas pour le poète. Elle hurlait le nom de son auteur. Quelques mots sur sa prétendue intempérance, sur ses soi-disant relations avec Clara S.

Comment prouver son innocence ?

Le 23 décembre, il était rentré directement à l’hôtel, seul. Il avait tenté d’écrire, mais l’angoisse d’être dérangé encore ne lui avait pas permis d’avancer, quelques lignes ressemblant à celles écrites l’année passée – il y avait mis toute sa colère, mais pas son talent – quelques lignes qui ne pouvaient pas l’aider. Même s’il les montrait à Sarah, même s’il lui racontait tout… Comment pourrait-elle le croire ? Il n’était qu’un dépravé, un alcoolique, un coureur de jupons qui lui offrirait une fable à sa façon pour justifier son inconstance, un conte qu’elle verrait comme une injure de plus.

Quelque part dans la maison, une horloge se mit à égrainer les douze coups de minuit ; une nouvelle année commençait – 1949. Dans une poignée de jours, il aurait quarante ans. Il se sentait seul, égaré. Il n’avait pas obtenu la gloire immortelle qu’il désirait tant. Virginia n’était plus que cendres, Sarah le haïssait, on le calomniait, on l’injuriait… Il regarda son poing serré qui contenait les mots du vil délateur… Pourquoi s’acharnait-il ainsi ? La réponse était évidente. La gloire, il la désirait pour lui seul. L’écrivassier n’aurait rien. La créature voulait avoir raison de son créateur. Le monstre voulait gagner la partie…

Poe jeta la lettre dans les flammes, d’un geste vif, irrépressible, comme si elle lui brûlait la main. Un sentiment terrible le submergea, une peur immense, mêlée de la conscience de la puissance de la chose qu’il avait créée. Appuyé au manteau de la cheminée, le visage en sueur mais le corps glacé, Poe fixait les flammes hypnotiques, cherchant désespérément le moyen…

Assis dans le salon de son manoir déserté, sur un fauteuil qu’il n’avait pas pris la peine de débarrasser du drap qui le recouvrait, le chevalier Dupin fumait sa pipe d’écume, songeant à ses mille et une aventures. Pourquoi avoir parlé à Poe ? Pourquoi avoir placé sa renommée entre les mains de l’écrivain. La réponse était simple. Il avait vu le talent, la force de caractère, la liberté de son esprit. Poe était réellement un artiste et un visionnaire. Il ne voulait vivre selon aucune règle sinon les siennes, il désirait créer et obtenir la reconnaissance par sa création. Tôt ou tard, Dupin en était persuadé, Poe obtiendrait avec usure cette gloire tant désirée. Dans l’esprit de Dupin se fit alors jour une solution. L’appel de l’écrivain vers la célébrité lui offrait brusquement la justification de ses pulsions. Le but final de l’art est esthétique, Poe l’avait déclaré lui-même. C’était la beauté auquel devait aspirer la création, l’effet qu’elle produisait sur le lecteur. C’était la beauté à laquelle devait aspirer le crime…

A Suivre …

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le crime du chevalier dupin – Episode 5

Le poison

Le froid était venu soudain. L’automne new yorkais si célèbre pour sa douceur n’avait été qu’un rêve d’un ou deux jours. L’été mourut pour laisser place à un hiver rude, désolant. Euréka était en train de naître, et cela grâce à Sarah. Poe revivait grâce à elle, et grâce à son autre projet. Cependant, cela n’avançait pas avec célérité. Il devait réfléchir et réfléchir encore pour être sûr de faire les bons choix. Il ne pouvait pas prendre de notes, de peur d’être découvert. Il allait brûler les pages qu’il avait brossées quelques semaines plus tôt. Le crime n’était pas assez grandiose, ni assez sordide. Il fallait que ce soit parfait, que le discrédit fut total.

L’horloge sonna sept heures. Il était temps de s’arrêter d’écrire pour penser à la soirée qui l’attendait. Sarah l’avait invité à diner, et il se devait d’être ponctuel et bien mis. Mrs Whitman ne badinait pas avec l’étiquette. Il se leva donc pour se préparer, mais fut casser en deux par une quinte de toux. Depuis quelques jours, sa santé était mise à rude épreuve par le froid. Il chercha des yeux son cordial et le découvrit sur la table basse, prêt de la porte. La bouteille ne cessait de se déplacer. Maria le poursuivait avec ce remède. La toux le reprit et il adressa une pensée à Maria qui le protégeait avec tant d’abnégation. Il prit la bouteille, une cuillère, et se ravisa. Quelques gouttes ne seraient pas bien utiles. Il se versa un demi-verre de la potion qu’il agrémenta de deux sucres pour en masquer le goût. Il l’avala d’un trait, et tomba inconscient.

– Comment a-t-il pu s’en procurer ? interrogeai sèchement la voix.

Un murmure et des sanglots lui répondirent. Dans un brouillard auditif et visuel, Edgar Poe reprit douloureusement conscience. Son corps et son esprit étaient en souffrance.

Où était-il ? Qu’était-il arrivé ?

– Il est conscient, reprit la voix. Monsieur Poe, m’entendez-vous ?

Il voulut répondre, mais sa voix lui sembla un étrange croassement. Elle lui fit l’effet d’une plainte, rauque, faible.

– Que dit-il ?

C’était Maria, il reconnaissait son timbre doux.

– Du pain ?… Je pense qu’il délire. Laissons-lui encore quelques heures pour se remettre. Il est hors de danger.

Le docteur – cette voix froide, sans émotion, professionnelle, ne pouvait-être que celle d’un docteur – le docteur et Maria s’écartèrent un peu. Il entendit un fauteuil grincer à sa droite. Maria avait dû s’asseoir près de l’âtre. Sans la voir, il l’imaginait lissant sa jupe noire, les yeux fixés sur le praticien, debout devant elle, peut-être appuyé au manteau de la cheminée.

– Ce remède, commença Maria sans oser poursuivre.

– La fiole sentait fortement le laudanum, mademoiselle, interrompit le docteur. Il n’y a pas eu d’erreur dans la prescription, pourtant ; le pharmacien le jure, et c’est un homme capable dont je ne remets pas la parole en doute…

Du laudanum… Poe se souvint du goût étrange de la mixture. Son remède était sur la table basse… Il ne l’y avait pas laissé, Maria non plus.

Dupin.

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