Edgar Allan Poe regardait par la fenêtre. Une tasse de café à la main, il était perdu dans le paysage du somptueux parc de Mandgalay Mansion. Son hôte donnait des instructions au jardinier sous la lumière lunaire. C’était l’une des nombreuses bizarreries de Dupin. Poe l’avait d’ailleurs soulignée dans Double Assassinat dans la rue Morgue. Dupin aimait la nuit pour l’amour de la nuit, avait-il écrit. Le chevalier voyait ces ténèbres comme sa muse, son guide. Poe se demanda un instant s’il avait jamais vu Charles Auguste Dupin avant le crépuscule ; il n’en gardait aucun souvenir.
L’écrivain relevait à peine de maladie. Cela ne faisait que quelques semaines qu’il avait enterré Virginia, sa belle et douce Virginia… Il avait presque réussi à la rejoindre promptement dans la tombe, mais son médecin, ses amis l’avaient gardé parmi les vivants. Eureka était maintenant la seule chose qui lui conservait un souffle de vie. Il devait le terminer, ensuite…
Dupin avait quitté le jardin, dans moins d’une seconde, il aurait rejoint son invité. C’était une caractéristique que Poe n’avait pas mise en avant dans le personnage. Il ne marchait pas, il volait. Sa rapidité surnaturelle était fascinante pour qui la remarquait, car Dupin était attentif à ne pas l’exhiber, à tel point que ceux qui la saisissaient subrepticement avait l’impression de rêver. Mais pas Edgar Poe. Depuis sept ans qu’il connaissait le chevalier, il avait eu le temps de noter toutes les incongruités de l’homme, incongruités qui le plaçait en marge, le faisait vivre en ermite. Cela, l’écrivain ne l’avait pas inventé. Par contre, il avait imaginé sa pauvreté. Un détail que Dupin avait trouvé charmant, ne lui offrir pour seule richesse que celle de l’esprit. Non, Dupin n’était pas dans l’indigence, il évoluait dans la sphère diamétralement opposée ; sa somptueuse propriété new-yorkaise le soulignait assez. Poe appréciait tout particulièrement la bibliothèque et ses rares volumes de poésie, ses premières éditions de Byron et Shelley, ses romans à trois sous conservés comme de précieux incunables. Dupin achetait tous les livres qui étaient publiés, dans le monde entier, et cela depuis des années. La littérature était sa plus grande délectation et un majestueux sujet d’étude. Dans les livres, il y avait le cœur des hommes.
– Que me vaut ? lança le chevalier en pénétrant dans le salon, se jetant immédiatement sur un fauteuil en jouant l’épuisement – il n’était jamais fatigué, comme le soulignait l’éclat surnaturel de ses yeux d’or.
– Je viens vous parler de vos dernières notes… J’aimerais quelques détails.
Dupin regarda le poète, l’étudia avec tant d’attention que Poe eut peur qu’il ne devine ses véritables motivations. Il s’était composé un masque, mais Dupin n’était-il pas assez perceptif pour voir au travers de cette opacité ?
– Je pensais vous en avoir dit bien assez…
Le chevalier laissa sa phrase en suspens, attendant que Poe précise sa demande. L’écrivain sentit sa résolution faiblir, mais il le fallait. Il le fallait !
– Cet homme qui a presque réussi à vous tuer, vous n’avez pas précisé comment.
– Est-ce bien nécessaire ? demanda Dupin en haussant les épaules comme si cette question l’ennuyait profondément. Vous êtes l’écrivain, surprenez vos lecteurs.
Il s’était redressé dans son fauteuil pour se servir un café. Il tournait négligemment la cuillère dans la tasse alors qu’il n’avait ajouté ni sucre ni lait.
– J’aimerais être le plus proche possible de la vérité, prononça l’écrivain avec une sécheresse dans la voix qui déplut à celui qui s’était fait son personnage.
– Le poison, l’épée, la corde… A vrai dire, je ne suis plus très sûr. Choisissez, mon ami, choisissez !
Dupin posa sa tasse un peu trop vivement, du café se répandit sur le plateau, mais il n’y prêta pas attention. Ses yeux de chat scrutaient Poe, et brusquement son visage sérieux laissa apparaitre un sourire. L’écrivain sentit sa défaite. Dupin l’avait percé à jour. Dupin avait senti que cette demande n’était pas innocente et qu’il était dangereux d’y répondre. Depuis quelques mois, le chevalier ressentait un changement dans ses relations avec Edgar Poe. L’image du narrateur s’était altérée pour devenir celle de l’ennemi. Dupin se leva et ouvrit une armoire qui cachait un grand choix d’alcool et de liqueur.
– J’ai envie d’un verre, lança-t-il le dos tourné. Vous joindrez-vous à moi, Edgar ?
– Vous savez bien que l’alcool ne me réussit pas, objecta l’écrivain.
– C’est vrai… Il y avait quelque chose de moqueur dans la voix de Dupin, d’insultant même. Vous ne m’en voudrez pas de m’offrir un verre de Scotch irlandais.
– Bien sûr que non, grogna Poe qui ne pensait plus qu’à une chose maintenant, partir.
Dupin prit son temps pour se servir, faisant tinter les glaçons un par un, savourant l’inconfort de son invité face au silence qu’il laissait durer à loisir. Il alla ensuite à la fenêtre, s’arrêtant à l’endroit exact où Poe l’observait quelques minutes plus tôt. Il savoura son verre. L’écrivain se racla la gorge à une ou deux reprises mais ne prononça pas une parole. Où avait disparu leur amitié ? Que s’était-il passé ? Dupin ne trouvait pas de réponse à ces questions. Ou peut-être y en avait-il une plus qu’évidente. Edgar Poe était un homme intelligent et fier qui ne supportait pas qu’on lui impose des choix ; Dupin s’était trop imposé. Les nouvelles le mettant en scène avaient eu trop de succès et risquaient d’éclipser l’œuvre véritable du poète. S’en était assez pour vouloir faire disparaître définitivement le mythe naissant.
A Suivre …
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