Mise en scène de Danny Boyle (Chronique écrite en octobre 2012)

Donc, hier soir, je me suis rendue dans un cinéma se trouvant à plus d’une heure de route de chez moi pour voir la version filmée d’une pièce de théâtre, Frankenstein, adaptée du roman de Mary Shelley par Nick Dear, sous la direction de Danny Boyle. D’abord, je dois avouer une chose : je n’aime pas Frankenstein. Enfin, je n’aime pas le livre. Je pense qu’il est bien trop descriptif (quant aux paysages !), bien trop bavard, et les pleurnicheries constantes du bon docteur Victor Frankenstein (qui tente de justifier ses actes autant face à lui-même que face à celui à qui il raconte son histoire) me portent sur les nerfs. Mais j’aime l’idée du livre, l’Homme contre Dieu, la création scientifique et ses risques… et j’ai supposée que, transposée au théâtre, ce serait plus intéressant, parce que plus visuel. Ajoutons à cela des acteurs de talent…
Que puis-je ajouter ? Ce fut parfait.
Danny Boyle et le dramaturge, Nick Dear, avaient choisi d’adopter le point de vue de la créature, et cela, c’est une sacrée bonne idée !
Le voir plutôt que le lire (et croyez-moi, je suis un rat de bibliothèque incorrigible), ce fut vraiment différent.
Oui, c’était VIVANT !
Quant au jeu des acteurs… La « matrice » d’où la créature est sortie était une bonne idée, les quelques minutes de combat entre le nouveau né et cette nouvelle vie qui l’envahit sont à couper le souffle. Cela ressemble à une vraie naissance, une naissance difficile, ou plutôt un combat pour vivre. Le jeu de Mr. C est époustouflant, de ces premières minutes jusqu’au terme de la pièce. La façon dont il bouge, la façon dont il fait évoluer sa créature depuis une chose sauvage et muette rampant sur le sol jusqu’à un être humain, éduqué, agile, intelligent, capable de sentiments, bon et mauvais à la fois… Parce que, après tout, ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que Frankenstein a créé un être humain. Comme le dit le « monstre », il a été créé pour l’amour, attendant seulement d’être aimé, et il n’a reçu que haine. Ainsi, il est devenu haineux, menteur, meurtrier… comme les êtres humains (ne hurlez pas, chers lecteurs, je parle de l’Etre Humain en général, et à l’inverse de ce « bon » monsieur Rousseau, je ne crois pas dans le mythe du bon sauvage…).
Dans la pièce, ce n’est pas Frankenstein qui raconte, ou la créature (ou l’explorateur du livre qui disparaît purement et simplement : bonne idée ! il n’était vraiment pas nécessaire à l’intrigue !), on peut ainsi voir la réalité des personnages. On peut ainsi voir l’orgueil du docteur Frankenstein qui veut être Dieu (plus puissant que Dieu) et travaille pour cet orgueil et sa propre gloire plutôt que pour la science ! Et l’on peut sympathiser face à la créature, rejetée, haïe, et pourtant tellement humaine – dans le bon sens du terme, cette fois – parce qu’elle veut simplement être acceptée, être aimée, elle veut avoir chaud, avoir de quoi manger, ne pas être seule et solitaire. Même après l’assassinat d’Elizabeth (et son viol… je n’étais pas très heureuse de cet ajout, mais je peux le comprendre, et cela permet cette haine de soi que ressent la créature juste après). Même après cet assassinat, j’avais encore de la sympathie pour le « monstre », parce que c’est Frankenstein le fautif, le « pécheur » ! Il a créé une vie et l’a abandonné la seconde suivante ! Il lui a juste offert une leçon de vie : le rejet…

Mais j’ai quand même ressenti de la pitié pour Frankenstein à la fin (je crois, grâce à l’écriture de la pièce et aussi au jeu de Jonny Lee Miller), car lui non plus ne sait pas vraiment ce que c’est que l’amour. Il est si froid, son esprit est tellement scientifique… D’une certaine manière, lui aussi est perdu dans ses rêves de grandeur scientifiques et il ne voit pas que le bonheur est simplement, Elizabeth ! Je rêve qu’il ait pu accomplir de grande chose grâce à son savoir, s’il n’avait pas été aussi infantile, et il aurait pu accomplir de grandes choses avec sa créature. Toutes ces réflexions viennent de la façon dont la pièce est organisée et jouée.
Pour la pièce elle-même… De très bons acteurs, et en tête, Mr. Cumberbatch qui est parfait. Et pour cause, il a le meilleur rôle ! Jonny Lee Miller est brillant dans le rôle du docteur, même si je trouve son jeu un peu agressif. Son Frankenstein est réellement froid, mais très intéressant et beaucoup moins infantile que celui du roman. La mise en scène et la scène elle-même sont inventives. La scène est dépouillée, si ce n’est de son ciel… Et quel ciel ! J’aime la simplicité de l’agencement du « lieu » qui permet de se concentrer sur le jeu, mais qui garde si bien l’illusion (la maison du père de Frankenstein, la cabane de pêcheur, par exemple, dépouillées, mais bien là, juste le nécessaire !). J’aime le vide, le gouffre, qui s’ouvre au centre de la scène pour symboliser la montagne où Victor et la créature se rencontrent pour la première fois.

Nous montrer la fiancée du « monstre » est une bonne idée également ; cela rend plus cruelle encore sa destruction par Frankenstein, comme un meurtre, et aussi comme une annone, un miroir déformé du meurtre d’Elizabeth. C’est un peu comme si Frankenstein était sa propre créature (je ne sais pas si vous me suivez… je veux dire qu’il est un autre monstre, qu’il s’est créé lui-même).
La discussion entre la créature et Elizabeth est émouvante (rien de tel dans le roman !), d’autant plus qu’il se prépare à la tuer alors qu’elle est la seul à l’accepter (excepté l’aveugle, mais il y avait justement cette cécité comme barrière). Mais il est trop tard…
Et bien que Frankenstein soit une tragédie, il y a aussi de l’humour dans la pièce, de bons mots qui allègent la tension dans la salle.
Plusieurs mois après, je ressens encore la force de cette réécriture scénique de l’œuvre de Mary Shelley (une grande œuvre, je le reconnais, mais pas assez aboutie en tant que roman peut-être, et aussi à cause de la jeunesse de l’auteur – 19 ans !). Cette pièce a su trouver l’essence de ce qui a fait pendant près de deux siècles, en tirer la substantifique moelle ! Et j’espère avoir l’occasion de la revoir…
Quant à la seconde version, où Jonny Lee Miller est la créature alors que Benedict Cumberbatch devient le docteur (soulignons au passage le talent des acteurs qui ont échangé les rôles chaque soir pendant des mois)… Eh bien j’avoue que j’y ai perdu quelque chose. L’enchantement de la première fois peut-être ? Je ne vais pas me répéter, mais tenter de pointer du doigt les différences entre les deux interprétations.
C’était encore un plaisir ! L’ensemble des acteurs est un groupe solide et brillant, et la scénographie m’a encore laissé rêveuse (ah… Ce ciel d’ampoules si poétique dans son prosaïsme… J’aime ce ciel ! Une idée tellement exceptionnelle !) L’échange des rôles est évident dès la première seconde. Jonny Lee Miller a choisi d’être un monstre plus enfantin. C’est un bébé qui sort de la « matrice ». Pour Benedict Cumberbatch, cela avait été plus long, plus difficile, c’était le combat d’une vie anormale luttant pour apparaître malgré tout. Je préfère de beaucoup cette première version, elle colle d’avantage à mon idée de la « création » du monstre et préfigure ce que va être son existence.

De plus, je pense que l’approche de Cumberbatch est plus puissante, parce que le monstre n’est pas un nouveau né, mais la victime d’une expérience. Sa façon de bouger au début (qui demeurera jusqu’à la fin, mais de manière plus discrète), inspirée des victimes d’AVC et d’accidents graves est un très bon choix. (Je saluerai malgré tout la souplesse de monsieur Miller, capable de sucer son gros orteil, comme un nourrisson !) Une scène est très importante pour moi concernant cette différence d’approche du rôle, c’est celle où Elizabeth et la créature parlent, assis sur le lit. Benedict Cumberbatch continue alors à bouger ses mains et ses jambes avec de légers tressaillements et tremblements, mais Jonny Lee Miller garde ses mains immobiles sur ses genoux. J’ai le sentiment également qu’il y a une évolution chez la créature de Cumberbatch bien plus présente que chez celle de Miller. Je ne cherche pas à déprécier la performance de Jonny Lee Miller, bien au contraire, il était brillant. Sa créature est plus enfantine au début, et plus en colère par la suite, et peut-être si j’avais vu cette version en premier, serais-je moins critique (ou pas…) ? Il n’en demeure pas moins que j’ai préféré la créature de Cumberbatch.
Comme je préfère son docteur, presque pour les mêmes raisons. Le docteur joué par Miller est vraiment en colère, alors que chez Cumberbatch il y a des moments de colère, mais aussi des moments plus doux. J’ai préféré la scène finale de la seconde version, car Benedict Cumberbatch joue ce dernier affrontement avec plus de douceur que ne l’avait fait Jonny Lee Miller. C’est vraiment le nœud du problème, non pas que la créature (ou Victor) n’ait pas le droit d’être en colère. Elle a toutes les raisons du monde de l’être, mais je préfère une approche plus subtile. Je ressens la performance de M. Cumberbatch comme exceptionnelle, il EST la créature. Et au théâtre, beaucoup plus qu’au cinéma, on voit la qualité d’un acteur à sa capacité à comprendre son personnage et à se fondre en lui.
Pour le plaisir, je dirais que j’ai eu un moment de joie coupable quand Elizabeth déclare à Victor « People are dull », et que M. Cumberbatch n’a pu retenir une sourire qu’il a rapidement caché en se détournant une seconde. Le visage de Naomie Harris faisait face à la caméra, et la courte pause avant ces mots, ainsi que son sourire… Je suis certaine qu’elle l’a fait en toute conscience, et c’est un magnifique exemple de la complicité des « gens de théâtre » (pas seulement les acteurs, les techniciens aussi peuvent se montrer facétieux), même quand une caméra est en marche.
Donc, vous l’avez compris, j’ai préféré la première version, mais la seconde porte les mêmes qualités. De brillants acteurs (pas simplement messieurs Miller et Cumberbatch, mais tout le cast), une écriture brillante qui fait d’un bon roman (avec ses défauts) une œuvre visuelle exceptionnelle, et une scénographie sobre mais recherchée qui m’a séduite (ce ciel !) Je pense que réellement, Nick Dear et Danny Boyle ont su trouver l’essence de la nouvelle et la transcender.
Pétition pour revoir Frankenstein dans les cinéma français : Twitter
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