le crime du chevalier Dupin – Episode 10

La Tombe du Chevalier

Sous la lumière étincelante de la lune, on distinguait parfaitement les caractères gravés dans la pierre.

Charles A. Dupin

Aucune date, aucun message d’amour. Seulement ce nom que Poe croyait avoir inventé.

– Ils m’ont renié par omission.

Poe fit volte-face à ce murmure. Dupin était près des autres tombes, au milieu des hautes herbes, comme s’il venait brusquement de sortir de terre, comme un mort-vivant…

– Charles, mon père, énuméra-t-il en désignant d’abord la tombe la plus imposante, mais aussi la plus délabrée. Ma mère et à sa gauche, mon frère ainé et son épouse à sa droite. Leur fille est ici, dans cette petite tombe, et ma soeur cadette est à côté d’elle. Elle m’aimait tant, pourtant elle fut la première à m’abandonner…

Poe avait reculé de quelques pas, malgré lui. Il vint butter contre le mur du jardin, haut, impénétrable, qui créé cet ilot du passé dans la moderne Baltimore. Il se rendit compte qu’il n’entendait aucun son, que le silence était total, comme s’il se trouvait dans un autre univers.

– Que vous m’abandonniez aussi, Allan, je peux l’accepter. Je ne suis qu’une pauvre créature maudite par ceux qui l’ont aimé et par tous les autres. Je voulais seulement briller un peu grâce à vous…

– Que s’est-il passé ? demanda l’écrivain, malgré lui.

Il avait terriblement peur de ce qu’il venait d’apprendre et de ce qu’il allait découvrir, mais il devait absolument savoir, comme un moribond désir l’ultime verre d’eau qui ne le soulagera pourtant pas.

– Vous voulez vraiment comprendre, Edgar ? Je suppose que je ne coure pas grand risque à vous raconter mon histoire.

Le chevalier était étrange, bien plus étrange qu’à l’ordinaire. Poe sentait sa douleur quand il posait les yeux sur les six tombes. Pourtant, il n’avait préservé que la sienne… Il y avait de la haine dans cette douleur, mais aussi une jubilation mal dissimulée et hors de propos.

– Mon histoire… murmura le chevalier, ses yeux d’or brillants comme jamais. Je n’étais que le second fils, le droit d’ainesse prévalait. Mais mon frère, ma mère, ma  soeur m’adoraient tant que je me moquais bien de ne pas avoir la préférence auprès de mon père, de ne pas avoir d’autre titre que celui de chevalier, de n’avoir aucune espérance de fortune. Pour ma mère, ma soeur et ma nièce, j’étais le chevalier blanc, le plus hardi des frères malgré mon apparence débile, chétive, le plus rusé… J’ai joué nombre de tours pendables dans mon enfance sans jamais me faire prendre… Que n’ai-je pris comme douceur dans les cuisines ou au verger ? Et quand bien même je n’étais que soupçonné, ce n’était qu’indulgence à mon encontre. J’étais l’ange à qui l’on passe ses pires caprices… Mais je m’égare dans le bonheur, alors que c’est la période sombre de mon existence qui vous intéresse, n’est-ce pas, Edgar?

L’écrivain réalisa que pour la troisième fois, le chevalier l’appelait par son prénom. Il ne s’était jamais permis cette familiarité alors que Poe lui en avait fait l’offre à maintes reprises auparavant. Dupin s’était rapproché de la tombe renversée de son père. Il eut un geste, comme pour la redresser, mais se ravisa. Peut-être était-ce à cause des ronces qui la recouvraient, peut-être était-ce pour le symbole.

– Dans ma vingt-troisième année, je brillais en société. Notre famille avait l’aisance et le respect. Je courtisais une jeune fille charmante qui ne repoussait pas mes avances. Le prestige du nom m’offrait la perspective d’un beau mariage malgré ma pauvreté de cadet. Ma vie était toute tracée, j’épouserai ma tendre amie, je donnerai de nombreux cousins à ma chère nièce qui avait alors sept ans et ne devait jamais atteindre huit ans… Comme elle, je ne devais jamais voir ma vingt-quatrième année, où plutôt, mes vingt trois ans n’auraient jamais de fin.

Poe sentait ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Avait-il totalement perdu le contrôle de son personnage qui s’était créé seul une vie propre ? Non, c’était l’autre alternative, la plus effrayante. Ces lieux étaient apparus à Baltimore comme par enchantement, par la volonté de Dupin qui n’était pas, n’avait jamais été celle du poète.

– Ma pauvre nièce, continuait Dupin, c’était la plus belle enfant qui soit. Nous partagions ces étranges yeux de bronze alors que mes parents, mon frère et ma soeur avaient les yeux noirs. Peut-être étions nous marqués, était-ce là notre malédiction. Jeanne était un second moi-même. Aussi habile à se faire aimer, aussi douée pour obtenir ce qu’elle désirait. Elle avait une santé solide depuis sa naissance, jamais malade, toujours rose et joyeuse… Jusqu’à cette soirée où je la trouvai ici, ici où elle devait être enterrée peu de temps après. J’étais sorti fumer. Il était tard et je marchais au hasard dans la douceur d’une nuit de mai. Mes pensées étaient à mille lieues de Jeanne que j’avais couchée en compagnie de sa mère et de sa nourrice des heures plus tôt. Et pourtant, elle était étendue au bord du bassin dont on aperçoit encore les vestiges à votre gauche, forme pâle et lunaire dans sa chemise de nuit détrempée. Qu’elle était frêle… une poupée de porcelaine abandonnée par une enfant capricieuse. Je me penchais pour la prendre dans mes bras, la ramener à la maison, mais je sentis une présence. En me retournant, je distinguai une ombre pendant un instant, juste une silhouette, qui disparut si vite que je fus certain d’être victime de mon imagination. Mon coeur qui cognait comme le marteau de Thor dans ma poitrine, ma respiration affolée me faisaient voir des démons. Je saisis Jeanne, si légère, si inconsistante, et je me précipitai vers la maison en appelant. Ce fut l’affolement, on alla chercher le médecin à la hâte. L’enfant ne reprenait pas conscience, elle respirait péniblement, elle était glacée. Comment était-elle sortie ? Pourquoi personne ne l’avait vu ? Que lui était-il arrivé ? Tant de questions qu’on posa dans l’angoisse sans trouver la moindre réponse.

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le crime du chevalier Dupin -Episode 7

 

Le Chat noir

Depuis une année, Charles Auguste Dupin n’avait pas revu Edgar Allan Poe. Il lui avait envoyé un court billet pour l’informer que des affaires graves le rappelaient d’urgence en France, lui déclarant que le roman pouvait – devait – attendre son retour. Il avait fermé Mandgalay Mansion, avait congédié le personnel pour disparaître d’une seconde à l’autre comme un fantôme. En fait de fantôme, il était devenu un spectre qui veillait farouchement à ses propres intérêts. Dans l’ombre, il suivait les pas de Poe, il observait chacun de ses gestes, chacune de ses expressions pour voir par la fenêtre ouverte à l’endroit du coeur les projets de celui-ci. Il devinait maintenant si bien ses pensées, ses humeurs qu’il lui était facile de l’empêcher d’écrire un mot quand ce mot le menaçait.

Depuis quelques semaines, depuis que Poe voyageait pour sa conférence, il semblait que le projet soit oublié. Dupin espérait que c’était là les prémices de la fin du péril. Il subtiliserait le manuscrit quand Poe aurait définitivement oublié ses velléités de destruction du passé pour se tourner vers un avenir qui s’annonçait radieux. Dans quelques dizaines d’années, le poète ne serait plus, et Dupin pourrait offrir à un autre auteur, d’un talent, d’un génie égal à celui de Poe, sa plus belle aventure. Il la lui offrirait sous un autre nom, en d’autres circonstances, sous d’autres latitudes… Dupin rêvait à cet avenir en fumant dans la chambre de son hôtel de Providence. Il avait assisté quelques heures plus tôt à la conférence, admiré son brio. Il s’était bien sûr tenu à l’écart, s’était éclipsé rapidement à la fin. Il avait pu voir le triomphe et la jubilation sur le visage de Poe, si avide de gloire et de reconnaissance, lui qui avait écrit « J’aime la gloire, j’en raffole ; je l’idolâtre ; je boirais jusqu’à la lie cette glorieuse ivresse ; je voudrais que l’encens monte en mon honneur de chaque colline et de chaque hameau et de chaque ville et de chaque cité sur terre. » Poe rêvait à la divinité en son domaine, au panthéon de la littérature, et il semblait bien que Le principe poétique puisse être l’artisan de sa réussite. Face à un tel succès, il était impossible que les pensées de l’écrivain soient encore tournées vers lui, Dupin, près d’un an après leur dernière rencontre.

Le chevalier jeta un regard à l’extérieur. Il était assis sur le rebord de la fenêtre ouverte. Le froid de la nuit ne l’incommodait pas. Les étoiles brillaient comme des diamants dans un ciel fuligineux, lit de velours pour leur beauté. Dupin adressa un salut à la lune ; tout serait bientôt terminé, sans qu’il ait à faire une chose qui lui répugnait. Un grattement interrompit sa rêverie. Il jeta un regard dans la chambre. La lampe brûlait silencieusement sur la table, elle donnait assez de clarté pour que le chevalier distingue sans peine chaque détail de la pièce. Le grattement recommença, à l’extérieur. Dupin scruta la rue déserte. Ses yeux de bronze rencontrèrent une prunelle faite d’or liquide. Le chat se tenait en retrait, contre le bâtiment voisin. Il levait son œil unique vers Dupin, un œil froid et calculateur, un œil effrayant. Le chevalier pensa à la sinistre nouvelle qu’avait écrit Poe cinq ans plus tôt. Ce chat était un présage, une menace, un avertissement… Dupin, aussi habile et gracieux que le félin qui le toisait, enjamba l’appui de fenêtre et se laissa tomber dans la rue, deux étages plus bas. Poe ne le savait pas doué d’un tel don, le chevalier n’avait jamais informé le poète de sa nature secrète… Le chat ne s’effraya pas du prodige. Au contraire, il s’approcha hardiment, se caressant complaisamment aux jambes du chevalier qui se baissa pour le caresser.

– Tu es venu me prévenir en frère, jeune camarade, murmura Dupin en flattant la tête de l’animal.

Et brusquement, l’émotion ressentit l’année passée réapparue. Il l’identifia sans peine, tenta de lutter. Le chat, comme s’il avait senti le changement, s’était écarté et demeurait hors de portée. La haine submergea l’esprit de Dupin, balayant les paisibles pensées qui l’habitaient quelques minutes plus tôt, balayant ses résolutions, ses espoirs. Pendant un moment, il ne fut plus lui-même, l’idée du crime sanguinaire s’imposait à lui… Du sang, il lui fallait du sang. Le chat feula. C’était un son rauque, guttural ; plus un grognement qu’un miaulement. Il jaillit de sa cachette, griffa cruellement le chevalier au cou, à l’endroit de sa vieille blessure, de sa cicatrice indélébile qu’il cachait habituellement sous une Lavallière. La douleur électrisa Dupin, à tel point qu’il vacilla, manqua perdre connaissance. Ses genoux se dérobèrent, il tomba dans la boue qu’avaient laissée les chariots et les passants en profanant la beauté de la neige tombée le matin. Le sang coula entre les doigts du chevalier, gouttant pour se mélanger à la boue. Dupin y vit ce que Poe voulait faire de lui. Il sentait la plume courir sur le papier en cet instant même, il l’entendait.

La haine revint, sa haine.

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le crime du chevalier dupin – Episode 5

Le poison

Le froid était venu soudain. L’automne new yorkais si célèbre pour sa douceur n’avait été qu’un rêve d’un ou deux jours. L’été mourut pour laisser place à un hiver rude, désolant. Euréka était en train de naître, et cela grâce à Sarah. Poe revivait grâce à elle, et grâce à son autre projet. Cependant, cela n’avançait pas avec célérité. Il devait réfléchir et réfléchir encore pour être sûr de faire les bons choix. Il ne pouvait pas prendre de notes, de peur d’être découvert. Il allait brûler les pages qu’il avait brossées quelques semaines plus tôt. Le crime n’était pas assez grandiose, ni assez sordide. Il fallait que ce soit parfait, que le discrédit fut total.

L’horloge sonna sept heures. Il était temps de s’arrêter d’écrire pour penser à la soirée qui l’attendait. Sarah l’avait invité à diner, et il se devait d’être ponctuel et bien mis. Mrs Whitman ne badinait pas avec l’étiquette. Il se leva donc pour se préparer, mais fut casser en deux par une quinte de toux. Depuis quelques jours, sa santé était mise à rude épreuve par le froid. Il chercha des yeux son cordial et le découvrit sur la table basse, prêt de la porte. La bouteille ne cessait de se déplacer. Maria le poursuivait avec ce remède. La toux le reprit et il adressa une pensée à Maria qui le protégeait avec tant d’abnégation. Il prit la bouteille, une cuillère, et se ravisa. Quelques gouttes ne seraient pas bien utiles. Il se versa un demi-verre de la potion qu’il agrémenta de deux sucres pour en masquer le goût. Il l’avala d’un trait, et tomba inconscient.

– Comment a-t-il pu s’en procurer ? interrogeai sèchement la voix.

Un murmure et des sanglots lui répondirent. Dans un brouillard auditif et visuel, Edgar Poe reprit douloureusement conscience. Son corps et son esprit étaient en souffrance.

Où était-il ? Qu’était-il arrivé ?

– Il est conscient, reprit la voix. Monsieur Poe, m’entendez-vous ?

Il voulut répondre, mais sa voix lui sembla un étrange croassement. Elle lui fit l’effet d’une plainte, rauque, faible.

– Que dit-il ?

C’était Maria, il reconnaissait son timbre doux.

– Du pain ?… Je pense qu’il délire. Laissons-lui encore quelques heures pour se remettre. Il est hors de danger.

Le docteur – cette voix froide, sans émotion, professionnelle, ne pouvait-être que celle d’un docteur – le docteur et Maria s’écartèrent un peu. Il entendit un fauteuil grincer à sa droite. Maria avait dû s’asseoir près de l’âtre. Sans la voir, il l’imaginait lissant sa jupe noire, les yeux fixés sur le praticien, debout devant elle, peut-être appuyé au manteau de la cheminée.

– Ce remède, commença Maria sans oser poursuivre.

– La fiole sentait fortement le laudanum, mademoiselle, interrompit le docteur. Il n’y a pas eu d’erreur dans la prescription, pourtant ; le pharmacien le jure, et c’est un homme capable dont je ne remets pas la parole en doute…

Du laudanum… Poe se souvint du goût étrange de la mixture. Son remède était sur la table basse… Il ne l’y avait pas laissé, Maria non plus.

Dupin.

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Le crime du chevalier Dupin 3

Edgar Allan Poe regardait par la fenêtre. Une tasse de café à la main, il était perdu dans le paysage du somptueux parc de Mandgalay Mansion. Son hôte donnait des instructions au jardinier sous la lumière lunaire. C’était l’une des nombreuses bizarreries de Dupin. Poe l’avait d’ailleurs soulignée dans Double Assassinat dans la rue Morgue. Dupin aimait la nuit pour l’amour de la nuit, avait-il écrit. Le chevalier voyait ces ténèbres comme sa muse, son guide. Poe se demanda un instant s’il avait jamais vu Charles Auguste Dupin avant le crépuscule ; il n’en gardait aucun souvenir.

L’écrivain relevait à peine de maladie. Cela ne faisait que quelques semaines qu’il avait enterré Virginia, sa belle et douce Virginia… Il avait presque réussi à la rejoindre promptement dans la tombe, mais son médecin, ses amis l’avaient gardé parmi les vivants. Eureka était maintenant la seule chose qui lui conservait un souffle de vie. Il devait le terminer, ensuite…

Dupin avait quitté le jardin, dans moins d’une seconde, il aurait rejoint son invité. C’était une caractéristique que Poe n’avait pas mise en avant dans le personnage. Il ne marchait pas, il volait. Sa rapidité surnaturelle était fascinante pour qui la remarquait, car Dupin était attentif à ne pas l’exhiber, à tel point que ceux qui la saisissaient subrepticement avait l’impression de rêver. Mais pas Edgar Poe. Depuis sept ans qu’il connaissait le chevalier, il avait eu le temps de noter toutes les incongruités de l’homme, incongruités qui le plaçait en marge, le faisait vivre en ermite. Cela, l’écrivain ne l’avait pas inventé. Par contre, il avait imaginé sa pauvreté. Un détail que Dupin avait trouvé charmant, ne lui offrir pour seule richesse que celle de l’esprit. Non, Dupin n’était pas dans l’indigence, il évoluait dans la sphère diamétralement opposée ; sa somptueuse propriété new-yorkaise le soulignait assez. Poe appréciait tout particulièrement la bibliothèque et ses rares volumes de poésie, ses premières éditions de Byron et Shelley, ses romans à trois sous conservés comme de précieux incunables. Dupin achetait tous les livres qui étaient publiés, dans le monde entier, et cela depuis des années. La littérature était sa plus grande délectation et un majestueux sujet d’étude. Dans les livres, il y avait le cœur des hommes.

– Que me vaut ? lança le chevalier en pénétrant dans le salon, se jetant immédiatement sur un fauteuil en jouant l’épuisement il n’était jamais fatigué, comme le soulignait l’éclat surnaturel de ses yeux d’or.

– Je viens vous parler de vos dernières notes… J’aimerais quelques détails.

Dupin regarda le poète, l’étudia avec tant d’attention que Poe eut peur qu’il ne devine ses véritables motivations. Il s’était composé un masque, mais Dupin n’était-il pas assez perceptif pour voir au travers de cette opacité ?

– Je pensais vous en avoir dit bien assez…

Le chevalier laissa sa phrase en suspens, attendant que Poe précise sa demande. L’écrivain sentit sa résolution faiblir, mais il le fallait. Il le fallait !

– Cet homme qui a presque réussi à vous tuer, vous n’avez pas précisé comment.

– Est-ce bien nécessaire ? demanda Dupin en haussant les épaules comme si cette question l’ennuyait profondément. Vous êtes l’écrivain, surprenez vos lecteurs.

Il s’était redressé dans son fauteuil pour se servir un café. Il tournait négligemment la cuillère dans la tasse alors qu’il n’avait ajouté ni sucre ni lait.

– J’aimerais être le plus proche possible de la vérité, prononça l’écrivain avec une sécheresse dans la voix qui déplut à celui qui s’était fait son personnage.

– Le poison, l’épée, la corde… A vrai dire, je ne suis plus très sûr. Choisissez, mon ami, choisissez !

Dupin posa sa tasse un peu trop vivement, du café se répandit sur le plateau, mais il n’y prêta pas attention. Ses yeux de chat scrutaient Poe, et brusquement son visage sérieux laissa apparaitre un sourire. L’écrivain sentit sa défaite. Dupin l’avait percé à jour. Dupin avait senti que cette demande n’était pas innocente et qu’il était dangereux d’y répondre. Depuis quelques mois, le chevalier ressentait un changement dans ses relations avec Edgar Poe. L’image du narrateur s’était altérée pour devenir celle de l’ennemi. Dupin se leva et ouvrit une armoire qui cachait un grand choix d’alcool et de liqueur.

– J’ai envie d’un verre, lança-t-il le dos tourné. Vous joindrez-vous à moi, Edgar ?

– Vous savez bien que l’alcool ne me réussit pas, objecta l’écrivain.

– C’est vrai… Il y avait quelque chose de moqueur dans la voix de Dupin, d’insultant même. Vous ne m’en voudrez pas de m’offrir un verre de Scotch irlandais.

– Bien sûr que non, grogna Poe qui ne pensait plus qu’à une chose maintenant, partir.

Dupin prit son temps pour se servir, faisant tinter les glaçons un par un, savourant l’inconfort de son invité face au silence qu’il laissait durer à loisir. Il alla ensuite à la fenêtre, s’arrêtant à l’endroit exact où Poe l’observait quelques minutes plus tôt. Il savoura son verre. L’écrivain se racla la gorge à une ou deux reprises mais ne prononça pas une parole. Où avait disparu leur amitié ? Que s’était-il passé ? Dupin ne trouvait pas de réponse à ces questions. Ou peut-être y en avait-il une plus qu’évidente. Edgar Poe était un homme intelligent et fier qui ne supportait pas qu’on lui impose des choix ; Dupin s’était trop imposé. Les nouvelles le mettant en scène avaient eu trop de succès et risquaient d’éclipser l’œuvre véritable du poète. S’en était assez pour vouloir faire disparaître définitivement le mythe naissant.

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Place Saint-Médard par Eugène Atget, French, 1857 - 1927

Place Saint-Médard par Eugène Atget, French, 1857 – 1927

Le Crime du chevalier dupin (2)

Le Cabinet de Lecture

(suite)

résumé de l’épisode prédécent : Après une balade pitoresque dans Paris, la narratrice de cette aventure découvre un singulier Cabinet de Lecture, qui semble hors du temps dans le Paris du vingt-et-unième siècle. Plongée dans la lecture de l’Atrée, elle est interrompue par un homme mystérieux…

Je m’excuse, commença-t-il d’une voix profonde, faite pour parler en public, pour impressionner un auditoire, mais j’ai laissé hier une lettre dans le livre que vous êtes en train de consulter. Je suis absolument confus de vous déranger ainsi…

Sans le laisser terminer, je fis apparaître une lettre que je lui tendis.

– Nous avons un ami commun, Monsieur Charles Auguste, lui dis-je.

J’avais trouvé l’enveloppe quelques minutes plus tôt et avais reconnu l’écriture si caractéristique du destinateur. Une vague contrariété passa sur le visage de mon vis-à-vis, puis un franc sourire fit son apparition.

– Comment pourriez-vous connaître…

Il y avait de l’amusement dans son ton. Je n’en pris pas ombrage, comme il l’espérait peut-être. J’avais envie dans ce lieu hors du temps d’engager la conversation avec ce personnage qui l’était plus encore.

– Je connais même son vrai patronyme, répondis-je, son nom mythique… Et je devine le vôtre.

– Vraiment ?

Cette fois-ci, c’était une pointe d’incrédulité qui se mêlait à une admiration sincère. Je poussai donc mon avantage.

– Bien sûr, chevalier.

Il rit. Il prenait plaisir à son propre rire, il se délectait de ma trouvaille, de ma victoire. Finalement, il s’assit sans façon, un coude sur la table, sa main soutenant son menton, les jambes croisées, et quelque chose comme un intérêt brûlant au fond de ses prunelles en fusion.

– Vous avez un avantage, madame…

J’aimais sa façon surannée et respectueuse de s’adresser à moi. Mon nom le fit sourire à nouveau, il s’abima un instant dans ses souvenirs et me fit une étrange déclaration.

– J’ai rencontré un des vôtres, il me semble… le chevalier d’A. Un homme exceptionnel…

– Qui périt en explorant les terres reculées d’Amérique du Sud, il y a bien longtemps. C’est un parent dont l’opiniâtreté trouve grâce à mes yeux.

Je ne m’étonnai pas d’une rencontre plus que centenaire, cela amusa le chevalier qui se contenta d’acquiescer et se mit à jouer avec la lettre, la faisant glisser sans fin entre ses doigts. Maintenant qu’il y avait eu reconnaissance, je bouillais de lui poser mille et un questions tout en ayant peur d’être importune. Il devait le voir dans mes yeux, sur mon visage, car il m’invita à l’interroger.

– Quelle fut l’affaire la plus fascinante ? Le crime de la bête, le vol de la lettre ou l’assassinat de la belle Marie ?

– Marie… C’était un cas d’école, un jeu presque, malgré l’horreur du crime… Comme je l’ai dit, c’était une mort cruelle, mais ordinaire. Elle diffère de celle des dames L’Espanaye qui était bien plus morbide, mystérieuse et exceptionnelle. Qui, à part moi, aurait pu lever un tel voile d’obscurité ?

C’était dit avec une suffisance sympathique, une emphase d’orateur fier. Cela me donna envie de le taquiner un peu.

– Arsène Lupin, peut-être ?

Le chevalier avait une réponse toute prête.

– Monsieur d’Andrésy n’était pas encore né à l’époque, je gagne donc cette manche à la faveur de l’âge.

Son regard s’était allumé au souvenir de ses succès ; un regard plein de fougue glorieuse mais aussi de douce-amère nostalgie. Une interrogation évidente me vint. Peut-être le chevalier n’en avait-il pas la réponse, mais maintenant que cette question habitait mon esprit, elle me brûlait les lèvres.

– Pourquoi n’en a-t-il pas écrit d’autres ? D’autres aventures, je veux dire.

Les yeux du chevalier se perdirent quelque part dans le passé. Une étrange lueur y passa, inquiétante, flamboyante.

– Chevalier ?

Il me jaugea de son regard perçant. Encore une épreuve.

– C’est un signe, murmura-t-il pour lui-même avant de continuer à mon intention : Il a écrit une autre aventure, heureusement restée inachevée.

– Heureusement ?

Ce n’était pas là la réaction que j’attendais. Le chevalier le comprit, et son sourire devint simplement triste.

– Cela fait maintenant cent soixante ans qu’il est mort, reprit-il. Il doit être temps que la vérité soit révélée sur son trépas… Oui, je vais vous dire comment Dupin s’est substitué à la créature pour tuer son créateur, comment Prométhée a finalement brisé ses chaines et assassiner Zeus…

La renommée du Corbeau avait presque éclipsé la grandiose Lettre.

Une telle simplicité, un tel talent…

Edgar Allan Poe avait su faire d’une anecdote amusante une grande oeuvre. Comme il avait su à travers l’aventure de la rue Morgue exposer tout mon génie, moi, Charles Auguste Dupin, pour lui et pour le monde, chevalier et détective. La gloire était pour lui, je n’étais pour le public que sa création et je m’en satisfaisais tout à fait. Qui est dans la lumière ? La marionnette ou le marionnettiste ?

J’offrirai mes aventures à sa plume, mes mille et une aventures, et cela me vaudrait l’éternité glorieuse. Il nous offrait à tous deux la renommée. Je conserverai cette renommée pour les siècles à venir, il aurait la gloire le temps d’une vie.

Mais Poe ne voulait plus de mes histoires. Dupin n’était pas sa plus belle réussite, puisqu’il la partageait, même si c’était en secret. Son chef d’oeuvre serait sien, indivisible et grandiose…

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