Le problème dans la relation entre créateur et créature est très présent dans le cycle d’Arsène Lupin.
Si beaucoup d’auteurs se sont vus éclipsés par leur création, Leblanc est un cas à part : il s’incarne dans les aventures de son héros en tant que biographe et ami. Lupin, pourtant, fut selon sa propre expression, son « poignard d’Ingres »…

Arthur Conan Doyle & Maurice Leblanc
Maurice Leblanc n’est pas seulement l’auteur dans les aventures du gentleman-cambrioleur, il est personnage. Dès la première nouvelle, il reprend la plume à Lupin pour conclure l’aventure : « C’était ainsi qu’un soir d’hiver, Arsène Lupin me raconta l’histoire de son arrestation. » (l’Arrestation d’Arsène Lupin) Première erreur, d’une certaine façon, puisque par cette simple phrase, il libère le turbulent cambrioleur, sous-entend l’évasion, et d’autres aventures : « Le hasard d’incidents dont j’écrirai quelque jour le récit avait noué entre nous des liens… dirais-je d’amitié ? Oui, j’ose croire qu’Arsène Lupin m’honore de quelque amitié ».(idem) Par cette simple déclaration, c’en est fait de Leblanc : Il sera le docteur Watson d’Arsène Lupin, son « porte-plume » (Francis Lacassin).
Leblanc apparaît, dans bon nombre d’aventures de son héros : il assiste à la rencontre entre Isidore Beautrelet et un Arsène Lupin revenu d’entre les morts, il accompagne Arsène dans les trois premières nouvelles des Confidences, il déjeune avec le gentleman quand celui-ci aperçoit Sholmès qui entre dans le restaurant… L’auteur devient personnage, témoin des prouesses de sa créature, y participant parfois. Il est lié aux romans au point de permettre à Lupin d’écrire une préface à l’une de ses propres aventures : « Je voudrais marquer ici que, tout en appréciant comme il convient, et en certifiant comme conformes à l’exactitude les aventures qui me sont attribuées par mon historiographe attitré, j’apporte néanmoins certaines réserves sur la façon dont il présente ses livres. » (La Cagliostro se venge)
Leblanc et Jean Daspry : Leblanc personnage de roman (Attention, spoilers!)
Leblanc est à la fois auteur et acteur des aventures d’Arsène Lupin. La promesse qu’il fait à la fin de la première nouvelle, nous raconter la genèse de son amitié avec le gentleman, est tenue dans la nouvelle « Le sept de coeur »(Les Confidences d’Arsène Lupin) : « Une question se pose et elle me fut souvent posée : « Comment ai-je connu Arsène Lupin ? […] C’est par hasard que j’ai été mêlé à une de ses plus étranges et de ses plus mystérieuses aventures, par hasard enfin que je fus acteur dans un drame dont il fut le merveilleux metteur en scène ».
Leblanc donne les rênes de l’aventure à Lupin où plutôt à Jean Daspry, car cet ami de l’auteur prend bien vite possession de l’aventure. Apparement point de Lupin dans cette nouvelle. Nous assistons à l’enquête que mènent de concert Leblanc et Daspry sur un mystère qui touche le journaliste, ou tout au moins, la maison qu’il loue. Dès le début, Daspry prend le pas. C’est lui qui découvre un rapport entre le drame et un sous-marin allemand, lui qui interroge, lui qui trouve le corps de l’ingénieur… Bref, à chaque moment important de l’histoire, il est là, actif. Quant à Leblanc, s’il l’accompagne, il tombe malade juste au moment où son ami désire explorer la maison. enfin, acte d’importance, l’écrivain l’invite à assister à l’affrontement final provoqué par le mystérieux personnage qui domine toute l’affaire, mystérieux personnage qui n’est autre qu’Arsène Lupin alias Jean Daspry !
Dans toute la nouvelle, Leblanc s’incarne réellement en alter ego, non de Lupin, mais de Watson. Manipulé de bout en bout de l’aventure, il acquière cependant le droit de la connaître dans son entier: « Mon Dieu ! comme cette affaire vous intéresse !
– Elle me passionne.
– Eh bien ! tout à l’heure, quand j’aurai reconduit madame Andermatt et fait porter à l’Echo de France le mot que je vais écrire, je reviendrai et nous entreront dans le détail. »
Leblanc, personnage de roman.
Leblanc ouvre la voie à un grand nombre d’interférences entre créateur et créature. Souvent, lorsqu’il fait partie de l’aventure, il invite le lecteur dans son cabinet de travail, endroit où on découvre Lupin, bavardant avec son ami et biographe : « Lupin, racontez-moi donc quelque chose.
– Eh ! que voulez-vous que je vous raconte ? On connaît toute ma vie ! me répondit Lupin qui somnolait sur le divan de mon cabinet de travail. » (« les jeux du soleil », Confidences »)
Un tel degré de complicité et d’intimité fait entrer l’auteur dans sa création de manière indéfectible. Le « je » devient personnage. Leblanc est un confident pour Lupin qui prend un grand plaisir à se mettre en scène. Pourquoi aurait-il convoqué Beautrelet chez Leblanc, sinon ?
Et pour les lecteurs, Leblanc est plus un personnage qu’un auteur, c’est de sa faute : Si « la rencontre entre le créateur et sa créature, ne s’était produite qu’une seule fois, passe encore. Mais Leblanc a répété à deux ou trois reprises le processus et ce, dès le premier tome des aventures d’Arsène Lupin, gentleman cambrioleur. Après cela, comment en vouloir aux lecteurs ? Voyez Dieu : s’abaisse-t-il en permanence à venir discuter le coup avec ses propres créatures ? » (Robert Deleuze, Les Maîtres du roman policier)
Victime de sa créature ?
« C’est lui qui s’assied à cette table quand j’écris. Je lui obéis… Il n’est pas mon ombre. Je suis son ombre », déclarait Maurice Leblanc. Aux vues de ses paroles, on a vraiment l’impression que Lupin est pour l’auteur son Mr Hyde.
Il faut cependant tempérer cette légende tenace. certes, Leblanc rêvait d’égaler Flaubert et Maupassant, certes, il aurait souhaité pour ses romans psychologiques un plus grand retentissement, mais les années passées à écrire les aventures de son héros fétiche ont changé ces sentiments. Plus âgé, c’est un Maurice Leblanc apaisé qui déclare : « je ne regrette plus mes romans psychologiques. La valeur ne tient pas au genre littéraire que l’on traite, mais à la façon dont on le traite. Mais j’ai mis beaucoup de temps à me contenter d’être le père d’Arsène Lupin. Maintenant j’en juge tout autrement. » (Une heure avec Maurice Leblanc, Père d’Arsène Lupin – Les Nouvelles littéraires, 6 juillet 1935, propos recueillis par Frédéric Lefèvre).
Après tout, car, quoi qu’on en dise le succès de Lupin, c’est celui de Leblanc…