le crime du chevalier Dupin – Episode 8

 

Le Bonheur par le crime…

Trente-et-un décembre.

Le bonheur, encore une fois, s’était refusé à lui. Poe regardait brûler la lettre de Mrs Whitman – plus jamais Sarah pour lui – la lettre où elle lui annonçait sèchement que leurs fiançailles n’étaient plus que cendres, qu’elle n’unirait pas son destin à un être d’une telle dépravation, sans parole. Elle avait joint à sa note la raison de la rupture. Cette lettre-ci, Poe la gardait dans son poing serré. Il n’avait eu qu’à poser les yeux dessus pour en reconnaitre l’écriture. Cette missive anonyme pour Mrs Whitman, pour Maria, pour Mrs Show, ne l’était pas pour le poète. Elle hurlait le nom de son auteur. Quelques mots sur sa prétendue intempérance, sur ses soi-disant relations avec Clara S.

Comment prouver son innocence ?

Le 23 décembre, il était rentré directement à l’hôtel, seul. Il avait tenté d’écrire, mais l’angoisse d’être dérangé encore ne lui avait pas permis d’avancer, quelques lignes ressemblant à celles écrites l’année passée – il y avait mis toute sa colère, mais pas son talent – quelques lignes qui ne pouvaient pas l’aider. Même s’il les montrait à Sarah, même s’il lui racontait tout… Comment pourrait-elle le croire ? Il n’était qu’un dépravé, un alcoolique, un coureur de jupons qui lui offrirait une fable à sa façon pour justifier son inconstance, un conte qu’elle verrait comme une injure de plus.

Quelque part dans la maison, une horloge se mit à égrainer les douze coups de minuit ; une nouvelle année commençait – 1949. Dans une poignée de jours, il aurait quarante ans. Il se sentait seul, égaré. Il n’avait pas obtenu la gloire immortelle qu’il désirait tant. Virginia n’était plus que cendres, Sarah le haïssait, on le calomniait, on l’injuriait… Il regarda son poing serré qui contenait les mots du vil délateur… Pourquoi s’acharnait-il ainsi ? La réponse était évidente. La gloire, il la désirait pour lui seul. L’écrivassier n’aurait rien. La créature voulait avoir raison de son créateur. Le monstre voulait gagner la partie…

Poe jeta la lettre dans les flammes, d’un geste vif, irrépressible, comme si elle lui brûlait la main. Un sentiment terrible le submergea, une peur immense, mêlée de la conscience de la puissance de la chose qu’il avait créée. Appuyé au manteau de la cheminée, le visage en sueur mais le corps glacé, Poe fixait les flammes hypnotiques, cherchant désespérément le moyen…

Assis dans le salon de son manoir déserté, sur un fauteuil qu’il n’avait pas pris la peine de débarrasser du drap qui le recouvrait, le chevalier Dupin fumait sa pipe d’écume, songeant à ses mille et une aventures. Pourquoi avoir parlé à Poe ? Pourquoi avoir placé sa renommée entre les mains de l’écrivain. La réponse était simple. Il avait vu le talent, la force de caractère, la liberté de son esprit. Poe était réellement un artiste et un visionnaire. Il ne voulait vivre selon aucune règle sinon les siennes, il désirait créer et obtenir la reconnaissance par sa création. Tôt ou tard, Dupin en était persuadé, Poe obtiendrait avec usure cette gloire tant désirée. Dans l’esprit de Dupin se fit alors jour une solution. L’appel de l’écrivain vers la célébrité lui offrait brusquement la justification de ses pulsions. Le but final de l’art est esthétique, Poe l’avait déclaré lui-même. C’était la beauté auquel devait aspirer la création, l’effet qu’elle produisait sur le lecteur. C’était la beauté à laquelle devait aspirer le crime…

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le crime du chevalier Dupin -Episode 7

 

Le Chat noir

Depuis une année, Charles Auguste Dupin n’avait pas revu Edgar Allan Poe. Il lui avait envoyé un court billet pour l’informer que des affaires graves le rappelaient d’urgence en France, lui déclarant que le roman pouvait – devait – attendre son retour. Il avait fermé Mandgalay Mansion, avait congédié le personnel pour disparaître d’une seconde à l’autre comme un fantôme. En fait de fantôme, il était devenu un spectre qui veillait farouchement à ses propres intérêts. Dans l’ombre, il suivait les pas de Poe, il observait chacun de ses gestes, chacune de ses expressions pour voir par la fenêtre ouverte à l’endroit du coeur les projets de celui-ci. Il devinait maintenant si bien ses pensées, ses humeurs qu’il lui était facile de l’empêcher d’écrire un mot quand ce mot le menaçait.

Depuis quelques semaines, depuis que Poe voyageait pour sa conférence, il semblait que le projet soit oublié. Dupin espérait que c’était là les prémices de la fin du péril. Il subtiliserait le manuscrit quand Poe aurait définitivement oublié ses velléités de destruction du passé pour se tourner vers un avenir qui s’annonçait radieux. Dans quelques dizaines d’années, le poète ne serait plus, et Dupin pourrait offrir à un autre auteur, d’un talent, d’un génie égal à celui de Poe, sa plus belle aventure. Il la lui offrirait sous un autre nom, en d’autres circonstances, sous d’autres latitudes… Dupin rêvait à cet avenir en fumant dans la chambre de son hôtel de Providence. Il avait assisté quelques heures plus tôt à la conférence, admiré son brio. Il s’était bien sûr tenu à l’écart, s’était éclipsé rapidement à la fin. Il avait pu voir le triomphe et la jubilation sur le visage de Poe, si avide de gloire et de reconnaissance, lui qui avait écrit « J’aime la gloire, j’en raffole ; je l’idolâtre ; je boirais jusqu’à la lie cette glorieuse ivresse ; je voudrais que l’encens monte en mon honneur de chaque colline et de chaque hameau et de chaque ville et de chaque cité sur terre. » Poe rêvait à la divinité en son domaine, au panthéon de la littérature, et il semblait bien que Le principe poétique puisse être l’artisan de sa réussite. Face à un tel succès, il était impossible que les pensées de l’écrivain soient encore tournées vers lui, Dupin, près d’un an après leur dernière rencontre.

Le chevalier jeta un regard à l’extérieur. Il était assis sur le rebord de la fenêtre ouverte. Le froid de la nuit ne l’incommodait pas. Les étoiles brillaient comme des diamants dans un ciel fuligineux, lit de velours pour leur beauté. Dupin adressa un salut à la lune ; tout serait bientôt terminé, sans qu’il ait à faire une chose qui lui répugnait. Un grattement interrompit sa rêverie. Il jeta un regard dans la chambre. La lampe brûlait silencieusement sur la table, elle donnait assez de clarté pour que le chevalier distingue sans peine chaque détail de la pièce. Le grattement recommença, à l’extérieur. Dupin scruta la rue déserte. Ses yeux de bronze rencontrèrent une prunelle faite d’or liquide. Le chat se tenait en retrait, contre le bâtiment voisin. Il levait son œil unique vers Dupin, un œil froid et calculateur, un œil effrayant. Le chevalier pensa à la sinistre nouvelle qu’avait écrit Poe cinq ans plus tôt. Ce chat était un présage, une menace, un avertissement… Dupin, aussi habile et gracieux que le félin qui le toisait, enjamba l’appui de fenêtre et se laissa tomber dans la rue, deux étages plus bas. Poe ne le savait pas doué d’un tel don, le chevalier n’avait jamais informé le poète de sa nature secrète… Le chat ne s’effraya pas du prodige. Au contraire, il s’approcha hardiment, se caressant complaisamment aux jambes du chevalier qui se baissa pour le caresser.

– Tu es venu me prévenir en frère, jeune camarade, murmura Dupin en flattant la tête de l’animal.

Et brusquement, l’émotion ressentit l’année passée réapparue. Il l’identifia sans peine, tenta de lutter. Le chat, comme s’il avait senti le changement, s’était écarté et demeurait hors de portée. La haine submergea l’esprit de Dupin, balayant les paisibles pensées qui l’habitaient quelques minutes plus tôt, balayant ses résolutions, ses espoirs. Pendant un moment, il ne fut plus lui-même, l’idée du crime sanguinaire s’imposait à lui… Du sang, il lui fallait du sang. Le chat feula. C’était un son rauque, guttural ; plus un grognement qu’un miaulement. Il jaillit de sa cachette, griffa cruellement le chevalier au cou, à l’endroit de sa vieille blessure, de sa cicatrice indélébile qu’il cachait habituellement sous une Lavallière. La douleur électrisa Dupin, à tel point qu’il vacilla, manqua perdre connaissance. Ses genoux se dérobèrent, il tomba dans la boue qu’avaient laissée les chariots et les passants en profanant la beauté de la neige tombée le matin. Le sang coula entre les doigts du chevalier, gouttant pour se mélanger à la boue. Dupin y vit ce que Poe voulait faire de lui. Il sentait la plume courir sur le papier en cet instant même, il l’entendait.

La haine revint, sa haine.

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le crime du chevalier dupin – Episode 6

Le principe du crime.

Vingt-trois décembre.

Edgar Allan Poe savourait les applaudissements. Les spectateurs étaient debout, certains lançaient des vivats. C’était une apothéose. Le principe poétique ne rencontrait que des réactions favorables. Poe allait le remettre en forme pour une publication qui ferait date.

Son bonheur était à son comble. Dans deux jours, pour la Noël, il épouserait Sarah. Ils étaient fiancés depuis un mois. Sa vie avait repris un cours normal ; non, pas normal, extraordinaire.

Seule ombre au tableau, Dupin.

En marchant sur l’estrade, en saluant, en acceptant les hommages de son public, Poe pensait au chevalier. Il ne l’avait pas revu depuis un an, depuis l’accident. L’écrivain avait mis plusieurs jours à recouvrer totalement ses esprits et ses forces, et pendant qu’il était couché, fiévreux, délirant, il avait vu Dupin trois fois. La première, debout au pied de son lit, le regardant le visage fermé, les yeux étincelants. La deuxième à son chevet, calme et silencieux. Enfin, assis à son bureau, lisant ses papiers. Tout cela s’était passé dans une demi-conscience. Poe n’était pas certain que ce fut la réalité ; il n’était pas certain non plus d’avoir rêvé. Maria lui avait juré que personne n’était venu à l’exception de Sarah et du médecin. Pourtant, Poe demeurait persuadé que Dupin était là, et il était encore plus convaincu qu’il était à l’origine de son empoisonnement – un avertissement après… L’écrivain n’avait bien sûr pas de preuve, rien pour étayer ses soupçons fantastiques, si ce n’était son intime conviction. Comment Dupin aurait-il pu savoir qu’il fomentait sa fin littéraire ? Comment ? C’était impossible. Pourtant, cela ne faisait aucun doute dans l’esprit de Poe : Dupin savait. L’impossibilité de travailler à son manuscrit secret confirmait les soupçons de l’écrivain, nourrissait sa psychose. Dès qu’il lui en venait l’idée, dès qu’il essayait de s’isoler, un événement inattendu survenait. Sarah le faisait quérir, Maria manquait se faire renverser par un attelage au marché, un jeune journaliste venait l’interviewer ou lui demander conseil… C’était ténu, c’était même dément quand on y réfléchissait, mais tous ces faits survenaient quand il voulait continuer de brosser l’histoire qui le débarrasserait à jamais de Dupin.

A Providence, debout devant la foule de ses auditeurs conquis, Poe savourait son succès en songeant que ce soir-là, dans sa chambre d’hôtel, rien ne pourrait venir le déranger…

Cela faisait un an que Dupin travaillait à se prémunir contre Edgar Poe. Le laudanum n’était pas une tentative de meurtre, pas plus qu’un avertissement, cela avait été un moyen de neutraliser temporairement l’écrivain pour fouiller son bureau et découvrir la monstruosité. Il n’aurait pas pensé qu’une dose si modérée ait un si puissant impact. Il n’avait pas pris en compte la faiblesse de la santé de Poe. Si les cabales menaient contre l’écrivain prétendaient qu’il souffrait de dipsomanie, qu’il n’était qu’un débauché de la pire espèce, la vérité était bien différente. Au contraire, Poe était malade à la moindre goutte d’alcool. C’était pathologique, à cause de sa faible constitution – il était donc logique que le laudanum l’atteigne de cette manière démesurée. On l’avait vu malade après un simple verre de vin une fois ou deux, et cela avait créé la légende. Quelques accès après la mort de Virginia, pendant sa maladie le poète s’était laissé aller à l’oubli de l’eau-de-vie, cela avait parfait le mythe. La cruauté et la malveillance n’avaient besoin que d’un caillou pour bâtir un palais de ragots et de mensonges vils…

Dupin avait rajouté trop de laudanum dans la potion. Il avait failli avoir le sang du poète sur les mains. Il l’avait donc soigné lui-même, prenant le risque d’être reconnu par sa victime. Maria l’avait accueilli comme le sauveur – le spécialiste envoyé par le médecin de famille. Le bourreau avait sauvé sa victime, et avait obtenu ce qu’il désirait. Le manuscrit était bien caché, aussi bien que la lettre volée, mais aucune énigme ne résistait bien longtemps face au chevalier Dupin. Horrifié, Il avait lu le crime qu’il avait presque commis. La jeune femme avait un nom, une vie, une famille dans le texte et Poe faisait de Dupin un désaxé détestable, un monstre qui se repaissait de crimes, en commettant certains pour pouvoir les résoudre à loisir. Le canevas de cette œuvre terrible offrait au narrateur le titre de vrai héros, démasquant Dupin, faisant tomber le masque du génie sur le visage de la dépravation. Les dernières notes prises à la hâte par Poe sur un papier pelure étaient « trouver une mort aussi grandiose qu’atroce ». Assis au bureau de l’écrivain, à seulement deux mètres de lui, inconscient et sans défense, Dupin avait failli le tuer. L’étouffer avec un oreiller aurait été si facile… le chevalier pensait encore à cette pulsion en tremblant, près d’un an après. Il avait été tenté d’emporter le manuscrit pour le brûler, mais Poe aurait simplement recommencé, et tôt où tard son pouvoir aurait raison de la volonté du chevalier. Il fallait un autre système de défense, plus complexe, plus insidieux.

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Le crime du Chevalier Dupin – Episode 4

Créateur et Créature

Poe ne se souvenait pas de leur rencontre. Il se rappelait seulement avoir rêvé du chevalier avant qu’il n’apparaisse dans sa vie. Son rêve avait créé la chose. Maintenant, il habitait ses cauchemars et le bridait, l’empêchait d’être ce qu’il devait être. Si sa carrière ne décollait pas réellement, ne lui offrait pas la gloire et la reconnaissance tant désirées, c’était la faute de Dupin. Il avait cru qu’être le docteur Frankenstein de cette fascinante créature lui offrirait la lumière, il avait oublié la fin du roman ; pour lui, ce n’était que servitude et esclavage aux idées d’un autre. Sa nature ne pouvait s’accommoder de demi-mesures. Il voulait être Edgar Allan Poe, le poète, l’écrivain, le critique, pas Edgar Poe, le créateur du génial Dupin.

Assis à son bureau, la plume posée près de l’encrier, Poe contemplait une page blanche. Le succès du Corbeau n’était déjà plus qu’un souvenir, il lui avait amené une certaine reconnaissance, mais pas la monstrueuse vague d’adoration qu’il attendait. Et l’inspiration le fuyait à cause de son obsession. Tuer Dupin, il fallait tuer Dupin. Mais d’une manière grandiose qui lui offrirait la paternité de son œuvre sans partage, qui annihilerait la créature sans détruire son maître. Poe froissa rageusement la feuille blanche qui le narguait. Pourquoi Dupin était-il réapparu dans son existence avec cette quatrième aventure ? Pourquoi ne pas le laisser tranquille ? Quelques jours après la mort de Virginia, Dupin s’était présenté à la porte de Poe. Deux ans sans nouvelles, et il ne réclamait plus une short story, mais tout un roman qui lui serait dévolu. Et ce roman prenait pour Poe des allures de lente, de longue agonie, lui qui voulait la gloire présente et future ; sa propre immortalité.

Poe ouvrit le vaste tiroir de son bureau et en sortit le manuscrit maudit. Les quelques feuillets de la main de Dupin n’étaient déjà plus que cendres, il ne restait que sa brillante transcription des faits cliniques décrits par le chevalier, faits mystérieux et sanglants que sa plumes rendaient magiques et fascinants. Un feu brûlait dans la cheminée, plus pour assainir la pièce humide que pour réchauffer la température. Poe fut un instant tenté d’y jeter la centaine de pages qui tremblait doucement entre ses mains, mais il ne pouvait s’y résoudre totalement. Et brusquement, il sut ce qu’il devait faire.

Dupin errait dans New York endormi. A cette époque, la ville pouvait dormir. Les étoiles la veillaient discrètement, même si le progrès commençait déjà à assassiner la nuit. Bientôt les lumières artificielles des villes étrangleraient sans façon celle du ciel dans une parodie de domination qu’on appelait modernité. Quelques rats détalaient sous les pas discrets du chevalier qui allait sans but en tirant avec plaisir sur sa pipe d’écume. Il goutait la plénitude de l’isolement et du silence après une étonnante et longue vie d’aventures. Il contemplait l’astre lunaire, très haut dans le ciel, l’âme en paix, heureux d’être dans ce monde fantastique. Tout doucement, cela s’insinua en lui, comme l’air froid par une fenêtre mal jointe. Ce fut d’abord un léger malaise, une oppression mal définie, un nuage cachant lentement le soleil… Puis, cela se transforma en un sentiment incompréhensible de colère, de haine. Les pas de Dupin s’arrêtèrent à Nassau Street, là où Mary Rodgers, la jolie vendeuse de cigarettes qu’il avait vengée jadis, avait vécu. Non loin de ce quartier populaire, il y avait de nombreux cabarets où l’on pouvait s’amuser, et brusquement, le chevalier voulait s’amuser. Il reprit sa marche de manière pressente, ces endroits qu’il fuyait l’attiraient maintenant. Au détour de A… et W…, il la vit. Elle s’était trop attardée et pressait le pas, consciente de l’heure tardive et de l’insécurité qui régnait dans les rues de New York pour les plus faibles. Elle se hâtait, jetant quelques regards autour d’elle, à la fois soulagée et craintive d’être seule dans ses rues désertes. Elle ne vit pas Dupin, elle ne sentit pas sa présence avant que les mains du chevalier ne se posent sur son cou délicat. Elle ne put pousser un cri tant la terreur la saisit, la figea. La colère de Dupin s’était transformait en rage, en folie. Il désirait cette femme, mais surtout, il désirait sa mort. Il voulait commettre un crime. Ses doigts se resserrèrent autour du cou fin et gracieux, son corps se plaqua contre celui de la malheureuse, parodie d’étreinte tendre. Ses mains descendirent vers les seins, les hanches, comme des serres, crispées, prêtes à arracher les vêtements. Une victime, non. Une proie.

Les yeux d’or de Dupin rencontrèrent soudain les yeux noirs de la femme, des yeux habités par une épouvante sans nom. Ce fut son salut, leur salut à tous les deux. La colère éclata comme une vitre qui se brise. Le chevalier relâcha son étreinte comme on sort d’un cauchemar. La jeune femme glissa à genoux, pleurant en silence. La colère avait disparu. Elle n’avait jamais été la sienne. Il n’était pas ce monstre-là.

Il contempla l’innocente que l’autre avait failli faire périr. Elle n’avait pas vingt ans, elle était belle, comme il faut ; elle avait une vie à vivre. Il la regarda se relever doucement, s’en aller en titubant, ne pouvant courir mais réussissant presque. Quels seraient les effets de cette terreur sur la malheureuse ? Dupin la suivit, pour être sûr qu’elle rentrerait bien chez elle, qu’elle ne ferait plus de mauvaise rencontre. Et pendant qu’il la suivait, une autre colère se faisait jour en lui, une vraie ire, un courroux du fond des âges, primitif. Il prenait toute la mesure de ce qu’il venait de subir, et déjà dans son esprit, sans qu’il puisse le comprendre encore, le châtiment était sans appel.

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Le Crime du chevalier dupin (2)

Le Cabinet de Lecture

(suite)

résumé de l’épisode prédécent : Après une balade pitoresque dans Paris, la narratrice de cette aventure découvre un singulier Cabinet de Lecture, qui semble hors du temps dans le Paris du vingt-et-unième siècle. Plongée dans la lecture de l’Atrée, elle est interrompue par un homme mystérieux…

Je m’excuse, commença-t-il d’une voix profonde, faite pour parler en public, pour impressionner un auditoire, mais j’ai laissé hier une lettre dans le livre que vous êtes en train de consulter. Je suis absolument confus de vous déranger ainsi…

Sans le laisser terminer, je fis apparaître une lettre que je lui tendis.

– Nous avons un ami commun, Monsieur Charles Auguste, lui dis-je.

J’avais trouvé l’enveloppe quelques minutes plus tôt et avais reconnu l’écriture si caractéristique du destinateur. Une vague contrariété passa sur le visage de mon vis-à-vis, puis un franc sourire fit son apparition.

– Comment pourriez-vous connaître…

Il y avait de l’amusement dans son ton. Je n’en pris pas ombrage, comme il l’espérait peut-être. J’avais envie dans ce lieu hors du temps d’engager la conversation avec ce personnage qui l’était plus encore.

– Je connais même son vrai patronyme, répondis-je, son nom mythique… Et je devine le vôtre.

– Vraiment ?

Cette fois-ci, c’était une pointe d’incrédulité qui se mêlait à une admiration sincère. Je poussai donc mon avantage.

– Bien sûr, chevalier.

Il rit. Il prenait plaisir à son propre rire, il se délectait de ma trouvaille, de ma victoire. Finalement, il s’assit sans façon, un coude sur la table, sa main soutenant son menton, les jambes croisées, et quelque chose comme un intérêt brûlant au fond de ses prunelles en fusion.

– Vous avez un avantage, madame…

J’aimais sa façon surannée et respectueuse de s’adresser à moi. Mon nom le fit sourire à nouveau, il s’abima un instant dans ses souvenirs et me fit une étrange déclaration.

– J’ai rencontré un des vôtres, il me semble… le chevalier d’A. Un homme exceptionnel…

– Qui périt en explorant les terres reculées d’Amérique du Sud, il y a bien longtemps. C’est un parent dont l’opiniâtreté trouve grâce à mes yeux.

Je ne m’étonnai pas d’une rencontre plus que centenaire, cela amusa le chevalier qui se contenta d’acquiescer et se mit à jouer avec la lettre, la faisant glisser sans fin entre ses doigts. Maintenant qu’il y avait eu reconnaissance, je bouillais de lui poser mille et un questions tout en ayant peur d’être importune. Il devait le voir dans mes yeux, sur mon visage, car il m’invita à l’interroger.

– Quelle fut l’affaire la plus fascinante ? Le crime de la bête, le vol de la lettre ou l’assassinat de la belle Marie ?

– Marie… C’était un cas d’école, un jeu presque, malgré l’horreur du crime… Comme je l’ai dit, c’était une mort cruelle, mais ordinaire. Elle diffère de celle des dames L’Espanaye qui était bien plus morbide, mystérieuse et exceptionnelle. Qui, à part moi, aurait pu lever un tel voile d’obscurité ?

C’était dit avec une suffisance sympathique, une emphase d’orateur fier. Cela me donna envie de le taquiner un peu.

– Arsène Lupin, peut-être ?

Le chevalier avait une réponse toute prête.

– Monsieur d’Andrésy n’était pas encore né à l’époque, je gagne donc cette manche à la faveur de l’âge.

Son regard s’était allumé au souvenir de ses succès ; un regard plein de fougue glorieuse mais aussi de douce-amère nostalgie. Une interrogation évidente me vint. Peut-être le chevalier n’en avait-il pas la réponse, mais maintenant que cette question habitait mon esprit, elle me brûlait les lèvres.

– Pourquoi n’en a-t-il pas écrit d’autres ? D’autres aventures, je veux dire.

Les yeux du chevalier se perdirent quelque part dans le passé. Une étrange lueur y passa, inquiétante, flamboyante.

– Chevalier ?

Il me jaugea de son regard perçant. Encore une épreuve.

– C’est un signe, murmura-t-il pour lui-même avant de continuer à mon intention : Il a écrit une autre aventure, heureusement restée inachevée.

– Heureusement ?

Ce n’était pas là la réaction que j’attendais. Le chevalier le comprit, et son sourire devint simplement triste.

– Cela fait maintenant cent soixante ans qu’il est mort, reprit-il. Il doit être temps que la vérité soit révélée sur son trépas… Oui, je vais vous dire comment Dupin s’est substitué à la créature pour tuer son créateur, comment Prométhée a finalement brisé ses chaines et assassiner Zeus…

La renommée du Corbeau avait presque éclipsé la grandiose Lettre.

Une telle simplicité, un tel talent…

Edgar Allan Poe avait su faire d’une anecdote amusante une grande oeuvre. Comme il avait su à travers l’aventure de la rue Morgue exposer tout mon génie, moi, Charles Auguste Dupin, pour lui et pour le monde, chevalier et détective. La gloire était pour lui, je n’étais pour le public que sa création et je m’en satisfaisais tout à fait. Qui est dans la lumière ? La marionnette ou le marionnettiste ?

J’offrirai mes aventures à sa plume, mes mille et une aventures, et cela me vaudrait l’éternité glorieuse. Il nous offrait à tous deux la renommée. Je conserverai cette renommée pour les siècles à venir, il aurait la gloire le temps d’une vie.

Mais Poe ne voulait plus de mes histoires. Dupin n’était pas sa plus belle réussite, puisqu’il la partageait, même si c’était en secret. Son chef d’oeuvre serait sien, indivisible et grandiose…

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