crime du chevalier Dupin – Episode 9

Le Corbeau Messager

Vingt sept septembre.

Poe regardait Richmond s’éloigner à l’horizon. L’été avait eu quelques grands moments ; toujours le succès de sa conférence. Les choses étaient en bonne voie pour la création de sa revue littéraire. Et il avait revu Elmira. La jolie veuve ne ressemblait en rien à Mrs Whitman, leurs caractères étaient diamétralement opposés ; c’était sûrement pour cela que l’écrivain avait envie de la demander en mariage. Il avait osé quelques sous-entendus auxquels on avait répondu par d’agréables sourires. Les choses étaient bien engagées. Il n’avait pas bu une goutte d’alcool depuis des mois, il avait compris que se faire du mal, physiquement et moralement, n’était pas une solution. Il avait les idées claires. Il était presque heureux. Richmond disparut. L’écrivain regagna sa cabine pour quelques heures de sommeil réparateur. Il fut cependant troublé par d’étranges rêves. Le Corbeau, qui lui avait offert sa première célébrité, planait au dessus de lui en lançant son cri sinistre. Poe marchait dans la jungle urbaine, seul, tellement seul, si ce n’était l’effrayant volatile qui décrivait des cercles dans le ciel comme un charognard au dessus d’une bête moribonde. Poe ressentait la faim, la soif, mais les murs gris qui l’entouraient étaient dépourvus de fenêtres ou de portes auxquelles frapper pour demander de l’assistance. Le soleil n’était plus qu’un astre lointain. Il ne réchauffait pas le poète. Poe resserra les pans de son costume de laine noir autour de lui, mais cela ne le réconforta pas. Il était gelé et faible. Il baissa les yeux sur ses mains. Il distinguait les veines bleutées sous la peau translucide. Il remua ses doigts gourds ; cela le fit souffrir, comme si son sang ne circulait plus.

Le corbeau s’était posé sur un bec de gaz brisé. Poe s’arrêta et considéra l’oiseau maintenant silencieux.

– Tu es la mort, n’est-ce pas ?

Un croassement bref, un rire.

Poe se réveilla glacé, les draps entortillés autour de lui comme un linceul.

Vingt huit septembre.

Il débarqua parmi les premiers passagers. Avec son manteau et son chapeau noirs, il ressemblait à un ecclésiastique. Son expression sévère confirmait cette impression. Le chevalier se rappela de la beauté de lord Byron, ange du diable au pied bot. Se pouvait-il que le génie se cache derrière une telle austérité ? Le génie se cachait partout. Et derrière cette austérité, le feu couvait, près à tout dévorer. Le chevalier suivit le poète à distance dans la foule qui se pressait sur le port.

Cet arrêt sur la route de New York avait une raison bien précise. L’écrivain devait vérifier une théorie folle qui le réanimait et le terrorisait tout à la fois. Baltimore avait plus d’un cimetière, mais celui que Poe allait visiter était minuscule et oublié, quelques tombes dans le jardin en friche d’une belle demeure à l’abandon bordant les mauvais quartiers de la ville. Il prit une chambre dans une horrible taverne non loin de sa destination et se changea pour ne pas paraître incongru dans cet environnement indigent. Il attendit la tombée de la nuit en relisant les notes qu’il avait prises. Quelle chance de découvrir ce nom dans ces vieilles archives… une chance qui augurait d’un avenir radieux.

Devant la grille rouillée, mais encore solide, le poète s’interrogea sur sa démarche, sur ce qu’il allait oser. Ne valait-il pas mieux la paix ? S’il invoquait le chevalier, il apparaîtrait à coup sûr et Poe pourrait affronter loyalement sa créature. Mais, était-ce réellement sa créature ? Il sortit de sa poche une burette d’huile et un passe-partout. La porte résista un peu, mais pas autant que l’écrivain l’aurait cru. Il se trouva bientôt dans un jardin, tout droit sorti de ses contes. C’était une forêt de graminées et de lianes et de ronces. Les arbres avaient poussé dans l’anarchie et la disette, rabougris et torturés, effrayants. Les allées avaient disparu sous la végétation, rien ne rappelait le beau jardin qui existait jadis, cent ou cent cinquante ans plus tôt. Les yeux béants de la maison contemplaient ce désastre, sans plus un vitrage pour protéger l’intérieur des intempéries. Poe se fraya un chemin vers le fond du jardin qu’il supposait à raison être le cimetière privé de la riche famille française qui s’était jadis établie sur ces terres. Sept tombes, six serrées les unes contres les autres, affaissées, brisées par le temps, et la septième, comme exilée, qui se dressait encore fièrement, immuable et menaçante. On prenait soin de cette tombe. Tout autour d’elle, les herbes étaient soigneusement coupées, sa pierre n’était ni ternie par le temps ni recouverte de mousse ; au contraire, elle était polie par la brosse qui venait souvent l’honorer. Poe regarda tout autour de lui. Seules demeuraient les traces de son passage. Par quel chemin venait le bon samaritain qui protégeait ce monument ?… Un mystère, un de plus. L’écrivain s’approcha des tombes. Il marqua un arrêt face aux six sépulcres abandonnés, retirant son chapeau en une marque de respect dérisoire, ne pouvant s’empêcher de réciter une brève prière. Il se signa rapidement, presque à la sauvette, puis se détourna pour s’approcher de l’autre caveau. Sous la lumière étincelante de la lune, on distinguait parfaitement les caractères gravés dans la pierre.

Charles A. Dupin

A Suivre …

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