Le crime du chevalier Dupin – Episode 11

La mort du chevalier

L’enfant ne reprenait pas conscience, elle respirait péniblement, elle était glacée. Comment était-elle sortie ? Pourquoi personne ne l’avait vu ? Que lui était-il arrivé ? Tant de questions qu’on posa dans l’angoisse sans trouver la moindre réponse.

La maison était en émoi, toute illuminée comme un soir de bal… Quelle triste danse ! Le médecin se déclara impuissant. Il nous dit de prier. Ma belle-sœur se trouva mal. Le praticien dut alors porter secours à la mère. Je restai avec l’enfant, chassant la nourrice, ma sœur, ma mère… Mon frère demeurait auprès de sa femme. La nuit s’étira dans ce long cauchemar. Jeanne semblait une statue de marbre, sa poitrine se soulevait à peine. Malgré les couvertures et les bouillotes, elle ne se réchauffait pas. Je gardais sa petite main glacée dans la mienne, priant de tout mon cœur, dévoré par le désespoir. Je dus m’assoupir car je rêvais, ou je crus rêver. La présence du jardin revint. C’était étrange. Je me voyais tenir la main de Jeanne et, en même temps, je déambulais dans la chambre, silencieux et funeste. Dans mon fantasme, dans mon cauchemar, j’étais la présence. Elle s’approcha de moi – je m’approchai de moi-même comme le plus terrible des Doppelgänger – et posai les mains sur mes épaules. Je me réveillai en sursaut. Un léger jour filtrait entre les rideaux. Jeanne était consciente et me regardait, souriant faiblement. Ses yeux n’étaient plus ceux d’une enfant insouciante mais avait pris une expression adulte que je ne compris pas alors. Je serrai sa main dans la mienne. Le médecin, ni même sa mère, ne purent me faire quitter son chevet. J’étais effrayant, presque aussi pâle que l’enfant, mais brûlant de fièvre et empreint d’une colère si terrible que personne n’osait me parler de peur d’en devenir la victime. Ainsi arriva la seconde nuit. Je luttais pour ne pas dormir, pour insuffler ma force fébrile à Jeanne.

« La présence revint. Je la sentis se glisser dans mon dos, nous observer. Je ne me retournai pas, j’attendais, tous les muscles de mon corps tendus à l’extrême. Jeanne me semblait plus pâle, plus oppressée, et ses doigts étaient glacés entre mes doigts brûlants. J’étais certain de rêver… C’était terrible. Les mains se posèrent à nouveau sur mes épaules, avec une douceur infinie. Je découvris que c’était des mains de femme. Elles se rapprochèrent de ma nuque, entourant mon cou. Je ne pouvais pas me retourner. Je regardais Jeanne, les yeux de Jeanne, mélange de terreur et d’accueil, effrayants. Je me réveillai le lendemain matin, étendu au pied du lit de Jeanne, désorienté, épuisé… Je ne me souvenais que de la terreur mêlée dans les yeux de Jeanne, et des mains sur mon cou, des mains et…

« On me trouva à demi-délirant. On me porta dans ma chambre. J’entendais des bruits inhabituels dans la maison, des courses, des cris de femme. Puis le silence. Jeanne était morte. C’est aisé à deviner, n’est-ce pas ? Et c’était mon tour de subir ce mal étrange. Ou plutôt de comprendre ce qui était arrivé à ma pauvre nièce, sans pouvoir pourtant m’y soustraire. Elle vint la nuit suivante, la présence, l’apparition. C’était une magnifique créature, pourtant d’une maigreur extrême, maladive, qui semblait fragile au point de se briser. Ses yeux étaient des améthystes immenses et fiévreuses, sa bouche fine et bien dessinée avait la couleur des coquelicots. Ses cheveux noirs cascadaient jusque ses hanches, libres et soyeux et brillants ; ils étaient comme un filet prêt à étouffer leur victime. Ses yeux… Ses yeux étaient pleins d’une soif inextinguible. Je compris alors. C’était une morte amoureuse, une morte amoureuse de la vie. En Jeanne, elle avait vu l’enfant rêvée, désirée, jamais venu au monde. En moi, c’était le fiancé perdu, emporté par la vie alors qu’elle tombait dans les abysses de la mort. Elle n’avait supporté ni la tombe, ni l’idée de sa vie gâchée et s’était relevée à la recherche de chaleur, d’amour. Elle se pencha sur moi, ses yeux cherchant les miens. Dans leur miroir sombre, je me vis. Je vis sur mon visage l’expression terrible qui avait été celle de Jeanne la dernière nuit. Cette créature serait ma mort, j’étais révolté et je l’acceptais tout à la fois. Elle se pencha sur moi. Ses doigts coururent dans mes cheveux, sur mon visage. Son haleine était une brise fraîche, dépourvue de la moindre odeur. Ses yeux ne quittaient pas les miens et semblaient y chercher quelque chose. Je réalisai qu’elle avait tué Jeanne ; surtout, je réalisais que je n’étais pas en colère, que je ne la haïssais pas. Nous fîmes l’amour, ou dans ma faiblesse je le rêvais. Accord parfait de deux corps, symbiose d’âmes, plaisir des sens. Au matin, j’étais si proche de la mort, pourtant je souriais à ma mère en larmes.

« Cela dura sept jours.

« Et pendant ces sept jours, tout changea.

« On m’abandonna.

«  Je ne sais pas s’ils devinèrent d’où venait ma mort, s’ils comprirent ma damnation, ou si simplement et injustement, il me rendait responsable de la mort de Jeanne… Je ne sais et ne veux savoir. Personne ne me veilla, si ce n’est la bonne d’enfant qui avait materné notre fratrie pendant un quart de siècle, notre père avant nous. Elle était désormais la seule à passer la porte de ma chambre. Je les entendais parler en bas, mes sens exacerbés saisissaient les mots de punition, de malédiction… Quand ma chère nourrice s’endormait enfin, elle venait. Sans un regard pour les cheveux gris de la veille femme, elle se glissait dans ma couche, me volant la vie que je lui offrais allégrement.

A Suivre …

Copyright/tous droits réservés Dorothée Henry

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le crime du chevalier Dupin – Episode 10

La Tombe du Chevalier

Sous la lumière étincelante de la lune, on distinguait parfaitement les caractères gravés dans la pierre.

Charles A. Dupin

Aucune date, aucun message d’amour. Seulement ce nom que Poe croyait avoir inventé.

– Ils m’ont renié par omission.

Poe fit volte-face à ce murmure. Dupin était près des autres tombes, au milieu des hautes herbes, comme s’il venait brusquement de sortir de terre, comme un mort-vivant…

– Charles, mon père, énuméra-t-il en désignant d’abord la tombe la plus imposante, mais aussi la plus délabrée. Ma mère et à sa gauche, mon frère ainé et son épouse à sa droite. Leur fille est ici, dans cette petite tombe, et ma soeur cadette est à côté d’elle. Elle m’aimait tant, pourtant elle fut la première à m’abandonner…

Poe avait reculé de quelques pas, malgré lui. Il vint butter contre le mur du jardin, haut, impénétrable, qui créé cet ilot du passé dans la moderne Baltimore. Il se rendit compte qu’il n’entendait aucun son, que le silence était total, comme s’il se trouvait dans un autre univers.

– Que vous m’abandonniez aussi, Allan, je peux l’accepter. Je ne suis qu’une pauvre créature maudite par ceux qui l’ont aimé et par tous les autres. Je voulais seulement briller un peu grâce à vous…

– Que s’est-il passé ? demanda l’écrivain, malgré lui.

Il avait terriblement peur de ce qu’il venait d’apprendre et de ce qu’il allait découvrir, mais il devait absolument savoir, comme un moribond désir l’ultime verre d’eau qui ne le soulagera pourtant pas.

– Vous voulez vraiment comprendre, Edgar ? Je suppose que je ne coure pas grand risque à vous raconter mon histoire.

Le chevalier était étrange, bien plus étrange qu’à l’ordinaire. Poe sentait sa douleur quand il posait les yeux sur les six tombes. Pourtant, il n’avait préservé que la sienne… Il y avait de la haine dans cette douleur, mais aussi une jubilation mal dissimulée et hors de propos.

– Mon histoire… murmura le chevalier, ses yeux d’or brillants comme jamais. Je n’étais que le second fils, le droit d’ainesse prévalait. Mais mon frère, ma mère, ma  soeur m’adoraient tant que je me moquais bien de ne pas avoir la préférence auprès de mon père, de ne pas avoir d’autre titre que celui de chevalier, de n’avoir aucune espérance de fortune. Pour ma mère, ma soeur et ma nièce, j’étais le chevalier blanc, le plus hardi des frères malgré mon apparence débile, chétive, le plus rusé… J’ai joué nombre de tours pendables dans mon enfance sans jamais me faire prendre… Que n’ai-je pris comme douceur dans les cuisines ou au verger ? Et quand bien même je n’étais que soupçonné, ce n’était qu’indulgence à mon encontre. J’étais l’ange à qui l’on passe ses pires caprices… Mais je m’égare dans le bonheur, alors que c’est la période sombre de mon existence qui vous intéresse, n’est-ce pas, Edgar?

L’écrivain réalisa que pour la troisième fois, le chevalier l’appelait par son prénom. Il ne s’était jamais permis cette familiarité alors que Poe lui en avait fait l’offre à maintes reprises auparavant. Dupin s’était rapproché de la tombe renversée de son père. Il eut un geste, comme pour la redresser, mais se ravisa. Peut-être était-ce à cause des ronces qui la recouvraient, peut-être était-ce pour le symbole.

– Dans ma vingt-troisième année, je brillais en société. Notre famille avait l’aisance et le respect. Je courtisais une jeune fille charmante qui ne repoussait pas mes avances. Le prestige du nom m’offrait la perspective d’un beau mariage malgré ma pauvreté de cadet. Ma vie était toute tracée, j’épouserai ma tendre amie, je donnerai de nombreux cousins à ma chère nièce qui avait alors sept ans et ne devait jamais atteindre huit ans… Comme elle, je ne devais jamais voir ma vingt-quatrième année, où plutôt, mes vingt trois ans n’auraient jamais de fin.

Poe sentait ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Avait-il totalement perdu le contrôle de son personnage qui s’était créé seul une vie propre ? Non, c’était l’autre alternative, la plus effrayante. Ces lieux étaient apparus à Baltimore comme par enchantement, par la volonté de Dupin qui n’était pas, n’avait jamais été celle du poète.

– Ma pauvre nièce, continuait Dupin, c’était la plus belle enfant qui soit. Nous partagions ces étranges yeux de bronze alors que mes parents, mon frère et ma soeur avaient les yeux noirs. Peut-être étions nous marqués, était-ce là notre malédiction. Jeanne était un second moi-même. Aussi habile à se faire aimer, aussi douée pour obtenir ce qu’elle désirait. Elle avait une santé solide depuis sa naissance, jamais malade, toujours rose et joyeuse… Jusqu’à cette soirée où je la trouvai ici, ici où elle devait être enterrée peu de temps après. J’étais sorti fumer. Il était tard et je marchais au hasard dans la douceur d’une nuit de mai. Mes pensées étaient à mille lieues de Jeanne que j’avais couchée en compagnie de sa mère et de sa nourrice des heures plus tôt. Et pourtant, elle était étendue au bord du bassin dont on aperçoit encore les vestiges à votre gauche, forme pâle et lunaire dans sa chemise de nuit détrempée. Qu’elle était frêle… une poupée de porcelaine abandonnée par une enfant capricieuse. Je me penchais pour la prendre dans mes bras, la ramener à la maison, mais je sentis une présence. En me retournant, je distinguai une ombre pendant un instant, juste une silhouette, qui disparut si vite que je fus certain d’être victime de mon imagination. Mon coeur qui cognait comme le marteau de Thor dans ma poitrine, ma respiration affolée me faisaient voir des démons. Je saisis Jeanne, si légère, si inconsistante, et je me précipitai vers la maison en appelant. Ce fut l’affolement, on alla chercher le médecin à la hâte. L’enfant ne reprenait pas conscience, elle respirait péniblement, elle était glacée. Comment était-elle sortie ? Pourquoi personne ne l’avait vu ? Que lui était-il arrivé ? Tant de questions qu’on posa dans l’angoisse sans trouver la moindre réponse.

A Suivre …

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