Véga la magicienne

Présentation éditeur :

Sous la plume de la romancière populaire angevine Renée Gouraud d’Ablancourt, naît en 1909 une jeune aventurière qui pourrait bien être la première super-héroïne de l’Histoire : Véga de Ortega, dite l’Oiselle.
Cette jeune fille dont le mystère des origines demeure total, a été élevée par une société secrète, la Stella Negra (l’Étoile Noire), sur une île mystérieuse. La Stella Negra a pour but d’instaurer l’équité et la justice universelles, et utilise pour cela toutes les ressources du surnaturel, comme de la science.
Revenue sur le continent pour retrouver la femme qui détient le secret de sa naissance, Véga devient l’Oiselle : elle
dispose d’ailes mises au point sur l’île de l’Étoile Noire, qui lui permettent de voler comme un oiseau.
Et quand un complot menacera ses proches, l’Oiselle, enjouée, courageuse et déterminée, saura jouer son rôle et
affronter l’adversité, en usant de toutes ses extraordinaires facultés.

Renée Gouraud d’Ablancourt (1853-1941) fut une écrivaine et feuilletoniste très active, qui vécut en Anjou toute sa vie. Romans sentimentaux et patriotiques constituent l’essentiel de son oeuvre, mais elle s’est aussi intéressée à ce genre qui ne s’appelait pas encore la Science-Fiction avec les aventures de l’Oiselle.

Pour donner vie à l’Oiselle, nous avons fait appel à l’illustrateur angevin Ronald Bousseau.

Mon avis :

Les Editions Banquises et Comètes ne vous mentent pas : avant Wonder Woman, Black Widow ou encore Batgirl, c’est en France sous la plume de l’Angevine Renée Gouraud d’Ablancourt, connue sous le nom de plume Renée d’Anjou, qu’est née la première super-héroïne de la littérature. Car, en plus de prendre son envol pour défendre le damoiseau en détresse et déjouer les plans machiavéliques des méchants, Véga a ce qu’on appelle de nos jours le « girl power », quelque chose de bien rare en 1909…

La lecture des aventures de cette « magicienne » fut une très bonne surprise. Véga est jeune, naïve – dans le sens positif du terme – mais pleine de force, de courage et de détermination. Elle n’est jamais la victime passive du sort, mais toujours l’héroïne qui entre en action. Véga est un être simple – là encore, j’emploie le terme dans un sens positif – honnête, pleine de vivacité et de force de charactère. Et, comme son nom l’indique, Véga est une étoile du feuilleton du début du XXème siècle, de la littérature populaire, qui mérite grandement d’être redécouverte.

La manière dont Renée Gouraud d’Ablancourt la place en leader, face à des hommes deux ou trois fois son âge, fait du personnage une créature unique pour l’époque. Dans les feuilletons qui me sont passés entre les mains, la femme est vertueuse, victime, courageuse, mais leader… Les femmes fortes sont le plus souvent pécheresses, ennemies, fautives (je pense à Baccarat ou Vanda chez Ponson du Terrail dans les aventures de Rocambole, à la Cagliostro chez Leblanc, maîtresse et ennemie de son gentleman-cambrioleur). L’héroïne du feuilleton suit, elle n’est jamais suivie. Il n’y a guère que Dorothée, la danseuse de corde de Leblanc, qui pourrait être considérée comme une meneuse de troupe, mais elle est surtout, à la manière de Wendy de J.M. Barrie, la figure maternelle d’une bande d’enfants, tentant de survivre dans la France de l’après-guerre. Et Dorothée Danseuse de Cordes paraît plus de quinze ans après Véga.

Détrompez-moi si vous connaissez d’autres héroïnes ressemblant à Véga, ce sera un plaisir de les découvrir.

Autre particularité du personnage, on peut dire qu’il appartient au mouvement Steampunk bien avant l’heure, puisque presque encore à l’ère victorienne, Véga utilise une bien étrange machine qui lui permet de voler – littéralement – vers ses aventures (Le Faucon de Marvel ne renierait certainement pas la demoiselle comme une lointaine ancêtre). Comme Jules Verne, Renée Gouraud d’Ablancourt utilise les découvertes techniques de l’époque tout en leur donnant quelques allures mystico-scientifiques qui devaient être bien exotiques pour le lecteur d’alors, et que je trouve très rafraîchissantes face à la fiction actuelle.

Et l’histoire, me direz-vous ?

Parfaitement dans la veine des romans-feuilletons du debut du vingtième siècle, pleins de rebondissements, d’enlèvements, de trésors cachés, de châteaux hantés et d’îles mystérieuses… Vous devinerez peut-être avant les personnages quels sont les secrets de leur passé, mais vous vous laisserez porter par la plume habile de Renée Gouraud d’Ablancourt qui sait rendre ses protagonistes bien sympathiques.

Un brin désuet, mais c’est ce qui fait la force du roman, et son charme.

Quant à mon cher Lupin, qu’en penserait-il ? Je me dis que, confronté à l’Oiselle, il serait bien en peine de savoir que faire de cette « petite fille » à la volonté d’amazone.

Et moi, je me dis que j’aimerais bien découvrir d’autres textes de l’auteure… A bon entendeur, cher éditeur …

Pour acheter ce roman (et bien d’autres) , c’est ici : http://www.banquisesetcometes.fr/

Charlotte m’a emprunté Véga

Le crime du Chevalier Dupin – Episode15

Epilogue

– C’était une illusion… La maison n’est pas à Baltimore, n’est-ce pas ? demandai-je quand le chevalier eut conclu son récit.

– Non, elle était ici. Elle l’est encore. Je n’aurais pas cru que votre première question, après une telle histoire, eu été d’ordre géographique.

Nous marchions sur les quais de la Seine. Le chevalier avait galamment passé son bras sous le mien. Ses yeux demeuraient fixés sur Notre-Dame qui s’élevait majestueusement sur l’île de la Cité. Le pont de la Tournelle, derrière nous, jetait une obscurité sur nos pas comme l’ombre de cette terrible aventure, de ce terrible crime.

– Je pose cette question parce que la réponse à l’autre est tellement évidente.

– Vous êtes donc de l’avis de ce bon docteur Snodgrass ?

– En quelque sorte.

Je laissai les mots flotter dans l’air. Un banc accueillant nous attendait sous les arbres. Je le désignai à mon compagnon et nous nous y installâmes. J’avais l’impression de marcher depuis des heures – c’est sûrement ce que nous avions fait depuis que nous étions sorti du cabinet de lecture au crépuscule.

– Vous n’étiez pas un Mythe, chevalier. Pourtant Edgar Poe pouvait manipuler votre destin dès l’instant où il a commencé à mettre par écrit vos confidences. Pourquoi alors n’auriez-vous pas pu faire de même et influencer son sort ?

Le chevalier sourit, ses yeux d’or semblaient briller dans la lumière douce des réverbères.

– Vous devinez juste, ma chère. Poe m’avait changé. Mythe naissant, il pouvait manipuler ma réalité… Quand le chat est apparu, personnage terrible sorti de son imaginaire, j’ai compris que je pouvais l’entrainer dans mon esprit, dans mes souvenirs.

– Vous avez créé une illusion qui l’a possédé, et l’a dévoré.

Dupin hocha la tête avec tristesse.

– J’avais compris que nous ne pouvions continuer à exister tous les deux. Et malgré ma vie déjà longue, je ne voulais pas périr. Je peux témoigner que l’instinct de survie ne s’étiole ni avec les années, ni avec les siècles… Je ne pouvais pas devenir un monstre non plus. Je pense que vous avez deviné ma nature. Je l’ai domestiquée, je l’ai dressée comme on le fait d’un animal sauvage, je ne pouvais permettre à Poe de me faire devenir ce que j’avais décidé de n’être jamais…

– Et pourtant, d’une certaine façon, il y a réussi.

Le chevalier me gratifia d’un sourire où perçait toute l’ironie de son aventure.

– Oui, je l’ai tué. Je n’ai pas plongé de poignard dans son cœur, mais l’entraîner dans mon propre conte a dévoré ses forces vitales, a hâté une fin qui s’annonçait déjà. Je lui ai volé quelques années, mais le mystère de sa mort passionne toujours, et il a la gloire éternelle qu’il désirait plus que la vie même…

Je laissai passer quelques instants en silence, méditant ces paroles que le chevalier se répétait souvent pour étouffer sa culpabilité. Cependant, je devais m’avouer que ses arguments sonnaient justes. Peut-être Poe aurait-il écrit encore quelques merveilles, mais qui pouvait dire qu’il n’avait pas déjà offert au monde son grand-œuvre ? Cette mort mystérieuse avait créé autour du poète une aura de mystère qu’il n’aurait pas acquis en s’endormant paisiblement dans son lit. Cette mort avait ouvert la voie à une renommée qu’il n’avait pas de son vivant… Une mort esthétique qui avait engendré le mythe du génie maudit…

Je regardais Dupin à la lueur douce des étoiles et des réverbères du pont. Il resterait pour des siècles et des siècles, l’éternité peut-être, la créature de Poe même si d’autres écrivains avaient tenté de prendre sa suite…

– Les Mythes ne meurent pas, leurs créateurs si, conclus-je. Il faut donc leur souhaiter la plus grandiose fin qui soit.

Fin ? …

Copyright/tous droits réservés Dorothée Henry

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Le crime du chevalier Dupin – Episode 14

La mort du poète

3 octobre

L’homme tituba vers Walker. Joseph Walker était un homme bon qui avait de la charité, même pour les ivrognes. Il se plaça dans la trajectoire de l’inconnu pour lui éviter une chute aussi douloureuse qu’infamante. Gunner’s Hall était à deux pas, le pauvre hère devait venir de là. Joseph Walker lança un regard circulaire vers la rue, mais elle était déserte. L’homme s’accrochait à lui, attitude inhabituelle chez un soiffard qui repousse plutôt les obstacles sur sa route en maugréant et en jurant. Walker révisa donc son jugement, d’autant plus que l’homme ne sentait pas l’alcool.

– Vous vous sentez mal ? demanda-t-il, plein de commisération.

– Snodgrass, bafouilla l’inconnu en se dressant pour parler à l’oreille de Walker qui eut le courage de ne pas reculer. Appelez le docteur.

– Quel docteur ? demanda Jo qui considérait maintenant l’apparence de son interlocuteur.

Il avait l’air d’un habitant des rues. Ses vêtements étaient de mauvaise coupe, salis, déchirés. Ses chaussures menaçaient de l’abandonner et son chapeau – car il avait un chapeau en feuilles de palmier – n’était plus que l’ombre d’un couvre-chef, en lambeaux.

– Le docteur Snodgrass… Il pourra m’aider. Je vous en prie, monsieur. Mon nom est Edgar Allan Poe.

Walker comprit brusquement que sous la défroque du clochard, il y avait un homme de condition en perdition, quelle que soit cette perdition. Il le conduisit à l’intérieur de la taverne et griffonna un message à l’adresse du docteur dont il découvrit sans peine l’adresse. Le praticien et un homme distingué arrivèrent rapidement et conduisirent Poe au Washington College Hospital. Joseph W. Walker ne sut que bien plus tard que cet homme aux apparences de miséreux pris de boisson était un homme de lettres reconnu.

Le poète courait dans une rue sans fin. Il courait, à bout de souffle, puisant dans ses ultimes ressources, pour échapper à son bourreau. Il entendait ses pas, si lents, si calmes, qui ne disparaissaient pas malgré la frénésie de sa fuite. Il était enfermé dans un de ses propres contes horrifiques au dénouement funeste. Il n’osait se retourner, les pas l’informaient bien assez. Il courait dans cette rue crépusculaire et désertée. Il courait parmi des ombres menaçantes jetées par les réverbères, parmi les gravats de maisons en ruine, parmi les ornières de route défoncées. Comment pouvait-il ne pas tomber ?

C’était un rêve. C’était un cauchemar, une illusion dont il ne se réveillait pas. Dupin était toujours derrière lui, ses pas résonnants comme le glas, lugubre et clair.

Il entendait aussi des voix, des murmures qui l’appelaient, voulait le rassurer. Il tentait de leur demander de l’aide, sans y parvenir. Le décor défilait, toujours le même, rue sans fin qui serait son tombeau.

– Il est mort sans reprendre conscience, cher collègue. Je doute de pouvoir expliquer ce qui lui est arrivé, encore moins sa fin…

Le docteur Snodgrass était installé dans le bureau du chef du service où Edgar Poe avait passé les derniers jours de sa vie dans un état de délite constant. Snodgrass écoutait son confrère lui exposer sa théorie sur la mort de l’écrivain.

– Un de mes jeunes assistants, un garçon très prometteur, m’a fait quelques remarques intéressantes. Pour lui, votre ami a été victime d’une violence énorme, non pas une violence physique – les marques sur son corps résultent vraisemblablement d’une chute – non pas physique, mais morale.

– Voulez-vous dire qu’il est mort de peur ? demanda Snodgrass, incrédule.

Le chef de service eut un geste de modération, comme s’il sentait qu’il s’était peut-être un peu trop clairement prononcé.

– Ce n’est pas aussi simple. Je pense que la douleur morale a été si intense que tout son système nerveux, déjà très endommagé ces dernières années, a abdiqué. La tension a été trop forte, le corps s’est comporté comme s’il avait été victime d’un choc physique, les fonctions vitales se sont épuisées et ont cédé.

– Il est donc mort de peur, répéta le docteur Snodgrass d’un ton sans réplique.

A Suivre …

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Lecrime du chevalier Dupin – Episode 12

La mort du Chevalier (2)

« Sept jours pour mourir.

« Je sortis de mon tombeau sept jours après ma mort.

« Je considérai l’endroit où on m’avait déposé. C’était le même exil incompréhensible qui avait commencé pendant mon agonie. Il fallait un fautif… Mon cœur demandait une explication, une justification. Sans réfléchir un instant à ce que j’étais devenu, je marchai vers la maison. Je voulais paraître devant eux, terrible Némésis. Mais par la fenêtre, je vis leur déchéance. Je n’étais pas le bouc émissaire du malheur, j’étais son héraut. J’avais ramené Jeanne, j’avais succombé après elle. Mieux valait nous oublier. Et pour cela, il fallait partir ; laissez les morts, laissez-les entre eux, ils ne sont plus de ce monde.

« Abandonné.

« Alors, je me mis en quête de ma triste amante. Je ne fus pas plus heureux. Et les années passèrent… Ils revinrent. Mes parents avec des cheveux blancs, mon frère, sa femme et ma sœur vieillis, fatigués. Aucun enfant n’était venu combler le vide. C’était la fin de la brillante lignée des Dupin. Ils moururent, rejoignirent Jeanne. Ils se serrèrent frileusement les uns contre les autres dans la mort, m’abandonnant encore. Je ne pus l’accepter alors et je ne l’accepte toujours pas.

« J’avais veillé sur cette maison, inutile sentinelle, je voulais maintenant voir le monde. J’en avais le droit, et j’avais l’éternité… J’ai vécu les aventures que je vous ai conté, Edgar, et bien d’autres encore qui nous aurions pu rendre immortelles…

C’était une conclusion abrupte et inattendue. Mille interrogations se bousculaient dans l’esprit de l’écrivain. Il ne pouvait en poser aucune.

– Vous avez compris, n’est-ce pas ? demanda le chevalier alors que le silence se prolongeait.

Poe hocha lentement la tête.

– Vous n’êtes pas, murmura-t-il, vous n’avez jamais été mon œuvre.

Cette révélation perdait l’écrivain. En même temps, il comprit que les réponses n’avaient plus d’importance. Il était libre, il n’était en rien lié à Dupin. Il pouvait continuer son chemin vers la gloire, vers une gloire qui lui appartiendrait toute entière. Il était tellement soulagé qu’il était pris de faiblesse. Il posa la main sur la tombe du chevalier pour se soutenir, sans y prendre garde.

– Je suis le chemin de vos pensées, Edgar, reprit Dupin dans un souffle, si bas que Poe douta d’avoir entendu. Vous m’avez fait du mal. Par je ne sais quelle magie, mon destin s’est mis à vous appartenir quand vous rédigiez mes souvenirs, puis quand vous avez décidé d’écrire autre chose.

Le chevalier s’était redressé, sa nonchalance de conteur avait disparu derrière la flamboyance de son regard accusateur.

– Par votre faute, j’ai presque tué cette fille ! Je ne suis pas un pantin.

Poe recula. Il trébucha contre le cénotaphe et tomba lourdement. La pierre lui blessa cruellement le côté. La seconde suivante, il était debout ; pas par sa volonté, mais entre les mains du chevalier. Ce n’était plus Dupin, c’était un fauve aux yeux d’enfer.

– Comment savoir que vous ne jouerez plus avec mon destin ? interrogea-t-il, son souffle sur le visage de l’écrivain. Vous êtes trop fier, trop ombrageux. Vous me haïssez et ce sentiment sera plus fort que tout.

– Je vous jure… balbutia le poète.

Il ne termina pas. Il ne savait que promettre.

– Par un phénomène que je ne m’explique pas, reprit Dupin avec douceur, vous avez pris le pouvoir sur moi. Peut-être parce que vous êtes le conteur et que je me suis offert passivement à votre plume… Cela ne peut durer. Je ne veux pas périr. Je ne veux pas devenir un monstre non plus.

De la tristesse perçait dans la voix de Dupin. Poe comprit ce qui aller se passer.

– Un seul de nous deux sortira de ce jardin, prophétisa-t-il dans un souffle.

Le chevalier eut un rire sans joie.

– Non, nous en sortirons tout les deux… Pour la postérité, il le faut, cher Edgar. Vous avez dit vous-même que l’esthétique primait sur tout quand il fallait chercher l’effet… J’ai donc décidé d’écrire moi-même la conclusion de notre collaboration.

A Suivre …

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Le crime du chevalier Dupin – Episode 11

La mort du chevalier

L’enfant ne reprenait pas conscience, elle respirait péniblement, elle était glacée. Comment était-elle sortie ? Pourquoi personne ne l’avait vu ? Que lui était-il arrivé ? Tant de questions qu’on posa dans l’angoisse sans trouver la moindre réponse.

La maison était en émoi, toute illuminée comme un soir de bal… Quelle triste danse ! Le médecin se déclara impuissant. Il nous dit de prier. Ma belle-sœur se trouva mal. Le praticien dut alors porter secours à la mère. Je restai avec l’enfant, chassant la nourrice, ma sœur, ma mère… Mon frère demeurait auprès de sa femme. La nuit s’étira dans ce long cauchemar. Jeanne semblait une statue de marbre, sa poitrine se soulevait à peine. Malgré les couvertures et les bouillotes, elle ne se réchauffait pas. Je gardais sa petite main glacée dans la mienne, priant de tout mon cœur, dévoré par le désespoir. Je dus m’assoupir car je rêvais, ou je crus rêver. La présence du jardin revint. C’était étrange. Je me voyais tenir la main de Jeanne et, en même temps, je déambulais dans la chambre, silencieux et funeste. Dans mon fantasme, dans mon cauchemar, j’étais la présence. Elle s’approcha de moi – je m’approchai de moi-même comme le plus terrible des Doppelgänger – et posai les mains sur mes épaules. Je me réveillai en sursaut. Un léger jour filtrait entre les rideaux. Jeanne était consciente et me regardait, souriant faiblement. Ses yeux n’étaient plus ceux d’une enfant insouciante mais avait pris une expression adulte que je ne compris pas alors. Je serrai sa main dans la mienne. Le médecin, ni même sa mère, ne purent me faire quitter son chevet. J’étais effrayant, presque aussi pâle que l’enfant, mais brûlant de fièvre et empreint d’une colère si terrible que personne n’osait me parler de peur d’en devenir la victime. Ainsi arriva la seconde nuit. Je luttais pour ne pas dormir, pour insuffler ma force fébrile à Jeanne.

« La présence revint. Je la sentis se glisser dans mon dos, nous observer. Je ne me retournai pas, j’attendais, tous les muscles de mon corps tendus à l’extrême. Jeanne me semblait plus pâle, plus oppressée, et ses doigts étaient glacés entre mes doigts brûlants. J’étais certain de rêver… C’était terrible. Les mains se posèrent à nouveau sur mes épaules, avec une douceur infinie. Je découvris que c’était des mains de femme. Elles se rapprochèrent de ma nuque, entourant mon cou. Je ne pouvais pas me retourner. Je regardais Jeanne, les yeux de Jeanne, mélange de terreur et d’accueil, effrayants. Je me réveillai le lendemain matin, étendu au pied du lit de Jeanne, désorienté, épuisé… Je ne me souvenais que de la terreur mêlée dans les yeux de Jeanne, et des mains sur mon cou, des mains et…

« On me trouva à demi-délirant. On me porta dans ma chambre. J’entendais des bruits inhabituels dans la maison, des courses, des cris de femme. Puis le silence. Jeanne était morte. C’est aisé à deviner, n’est-ce pas ? Et c’était mon tour de subir ce mal étrange. Ou plutôt de comprendre ce qui était arrivé à ma pauvre nièce, sans pouvoir pourtant m’y soustraire. Elle vint la nuit suivante, la présence, l’apparition. C’était une magnifique créature, pourtant d’une maigreur extrême, maladive, qui semblait fragile au point de se briser. Ses yeux étaient des améthystes immenses et fiévreuses, sa bouche fine et bien dessinée avait la couleur des coquelicots. Ses cheveux noirs cascadaient jusque ses hanches, libres et soyeux et brillants ; ils étaient comme un filet prêt à étouffer leur victime. Ses yeux… Ses yeux étaient pleins d’une soif inextinguible. Je compris alors. C’était une morte amoureuse, une morte amoureuse de la vie. En Jeanne, elle avait vu l’enfant rêvée, désirée, jamais venu au monde. En moi, c’était le fiancé perdu, emporté par la vie alors qu’elle tombait dans les abysses de la mort. Elle n’avait supporté ni la tombe, ni l’idée de sa vie gâchée et s’était relevée à la recherche de chaleur, d’amour. Elle se pencha sur moi, ses yeux cherchant les miens. Dans leur miroir sombre, je me vis. Je vis sur mon visage l’expression terrible qui avait été celle de Jeanne la dernière nuit. Cette créature serait ma mort, j’étais révolté et je l’acceptais tout à la fois. Elle se pencha sur moi. Ses doigts coururent dans mes cheveux, sur mon visage. Son haleine était une brise fraîche, dépourvue de la moindre odeur. Ses yeux ne quittaient pas les miens et semblaient y chercher quelque chose. Je réalisai qu’elle avait tué Jeanne ; surtout, je réalisais que je n’étais pas en colère, que je ne la haïssais pas. Nous fîmes l’amour, ou dans ma faiblesse je le rêvais. Accord parfait de deux corps, symbiose d’âmes, plaisir des sens. Au matin, j’étais si proche de la mort, pourtant je souriais à ma mère en larmes.

« Cela dura sept jours.

« Et pendant ces sept jours, tout changea.

« On m’abandonna.

«  Je ne sais pas s’ils devinèrent d’où venait ma mort, s’ils comprirent ma damnation, ou si simplement et injustement, il me rendait responsable de la mort de Jeanne… Je ne sais et ne veux savoir. Personne ne me veilla, si ce n’est la bonne d’enfant qui avait materné notre fratrie pendant un quart de siècle, notre père avant nous. Elle était désormais la seule à passer la porte de ma chambre. Je les entendais parler en bas, mes sens exacerbés saisissaient les mots de punition, de malédiction… Quand ma chère nourrice s’endormait enfin, elle venait. Sans un regard pour les cheveux gris de la veille femme, elle se glissait dans ma couche, me volant la vie que je lui offrais allégrement.

A Suivre …

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