Le Cabinet de Lecture
(suite)
résumé de l’épisode prédécent : Après une balade pitoresque dans Paris, la narratrice de cette aventure découvre un singulier Cabinet de Lecture, qui semble hors du temps dans le Paris du vingt-et-unième siècle. Plongée dans la lecture de l’Atrée, elle est interrompue par un homme mystérieux…
Je m’excuse, commença-t-il d’une voix profonde, faite pour parler en public, pour impressionner un auditoire, mais j’ai laissé hier une lettre dans le livre que vous êtes en train de consulter. Je suis absolument confus de vous déranger ainsi…
Sans le laisser terminer, je fis apparaître une lettre que je lui tendis.
– Nous avons un ami commun, Monsieur Charles Auguste, lui dis-je.
J’avais trouvé l’enveloppe quelques minutes plus tôt et avais reconnu l’écriture si caractéristique du destinateur. Une vague contrariété passa sur le visage de mon vis-à-vis, puis un franc sourire fit son apparition.
– Comment pourriez-vous connaître…
Il y avait de l’amusement dans son ton. Je n’en pris pas ombrage, comme il l’espérait peut-être. J’avais envie dans ce lieu hors du temps d’engager la conversation avec ce personnage qui l’était plus encore.
– Je connais même son vrai patronyme, répondis-je, son nom mythique… Et je devine le vôtre.
– Vraiment ?
Cette fois-ci, c’était une pointe d’incrédulité qui se mêlait à une admiration sincère. Je poussai donc mon avantage.
– Bien sûr, chevalier.
Il rit. Il prenait plaisir à son propre rire, il se délectait de ma trouvaille, de ma victoire. Finalement, il s’assit sans façon, un coude sur la table, sa main soutenant son menton, les jambes croisées, et quelque chose comme un intérêt brûlant au fond de ses prunelles en fusion.
– Vous avez un avantage, madame…
J’aimais sa façon surannée et respectueuse de s’adresser à moi. Mon nom le fit sourire à nouveau, il s’abima un instant dans ses souvenirs et me fit une étrange déclaration.
– J’ai rencontré un des vôtres, il me semble… le chevalier d’A. Un homme exceptionnel…
– Qui périt en explorant les terres reculées d’Amérique du Sud, il y a bien longtemps. C’est un parent dont l’opiniâtreté trouve grâce à mes yeux.
Je ne m’étonnai pas d’une rencontre plus que centenaire, cela amusa le chevalier qui se contenta d’acquiescer et se mit à jouer avec la lettre, la faisant glisser sans fin entre ses doigts. Maintenant qu’il y avait eu reconnaissance, je bouillais de lui poser mille et un questions tout en ayant peur d’être importune. Il devait le voir dans mes yeux, sur mon visage, car il m’invita à l’interroger.
– Quelle fut l’affaire la plus fascinante ? Le crime de la bête, le vol de la lettre ou l’assassinat de la belle Marie ?
– Marie… C’était un cas d’école, un jeu presque, malgré l’horreur du crime… Comme je l’ai dit, c’était une mort cruelle, mais ordinaire. Elle diffère de celle des dames L’Espanaye qui était bien plus morbide, mystérieuse et exceptionnelle. Qui, à part moi, aurait pu lever un tel voile d’obscurité ?
C’était dit avec une suffisance sympathique, une emphase d’orateur fier. Cela me donna envie de le taquiner un peu.
– Arsène Lupin, peut-être ?
Le chevalier avait une réponse toute prête.
– Monsieur d’Andrésy n’était pas encore né à l’époque, je gagne donc cette manche à la faveur de l’âge.
Son regard s’était allumé au souvenir de ses succès ; un regard plein de fougue glorieuse mais aussi de douce-amère nostalgie. Une interrogation évidente me vint. Peut-être le chevalier n’en avait-il pas la réponse, mais maintenant que cette question habitait mon esprit, elle me brûlait les lèvres.
– Pourquoi n’en a-t-il pas écrit d’autres ? D’autres aventures, je veux dire.
Les yeux du chevalier se perdirent quelque part dans le passé. Une étrange lueur y passa, inquiétante, flamboyante.
– Chevalier ?
Il me jaugea de son regard perçant. Encore une épreuve.
– C’est un signe, murmura-t-il pour lui-même avant de continuer à mon intention : Il a écrit une autre aventure, heureusement restée inachevée.
– Heureusement ?
Ce n’était pas là la réaction que j’attendais. Le chevalier le comprit, et son sourire devint simplement triste.
– Cela fait maintenant cent soixante ans qu’il est mort, reprit-il. Il doit être temps que la vérité soit révélée sur son trépas… Oui, je vais vous dire comment Dupin s’est substitué à la créature pour tuer son créateur, comment Prométhée a finalement brisé ses chaines et assassiner Zeus…
∇
La renommée du Corbeau avait presque éclipsé la grandiose Lettre.
Une telle simplicité, un tel talent…
Edgar Allan Poe avait su faire d’une anecdote amusante une grande oeuvre. Comme il avait su à travers l’aventure de la rue Morgue exposer tout mon génie, moi, Charles Auguste Dupin, pour lui et pour le monde, chevalier et détective. La gloire était pour lui, je n’étais pour le public que sa création et je m’en satisfaisais tout à fait. Qui est dans la lumière ? La marionnette ou le marionnettiste ?
J’offrirai mes aventures à sa plume, mes mille et une aventures, et cela me vaudrait l’éternité glorieuse. Il nous offrait à tous deux la renommée. Je conserverai cette renommée pour les siècles à venir, il aurait la gloire le temps d’une vie.
Mais Poe ne voulait plus de mes histoires. Dupin n’était pas sa plus belle réussite, puisqu’il la partageait, même si c’était en secret. Son chef d’oeuvre serait sien, indivisible et grandiose…
A Suivre …
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Trop bien…. Et trop court ! 🙂